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SOCRATE.

En effet, nous vivons dans un temps où il est nécessaire de fortifier son âme par de fermes exemples, et je n’ai point encore vu d’homme de bien mourant pour une noble cause.

PHIDIAS.

De quelle cause parles-tu ? L’âge et la maladie sont mes seuls meurtriers.

SOCRATE.

Par Hercule ! tu ne comptes pour rien l’injustice ?

PHIDIAS.

Je ne puis me plaindre de l’injustice de mes concitoyens, puisqu’ils m’ont absous. Accusé de nouveau, j’attends de nouveau qu’ils me jugent ; mais la mort nous prévient tous.

SOCRATE.

Je conçois quel sentiment dicte tes paroles. Tu te réjouis de mourir avant que les Athéniens ne se rendent coupables de ta mort.

PHIDIAS.

Ce ne seraient pas les Athéniens, ce serait la loi qui me condamnerait à périr. Le décret de Diopithe menace tous ceux qui servent la démocratie et la liberté. Quiconque essaiera de rendre le peuple plus vertueux, de lui inspirer une idée plus haute de la Divinité, sera poursuivi comme impie. Toi-même, Socrate, qui veux enseigner à la jeunesse cette morale délicate qui échappe aux législateurs et n’est écrite que dans les âmes, tu t’exposes à être accusé à ton tour.

SOCRATE.

Depuis que je te contemple, Phidias, le démon familier qui habite en moi m’avertit que ce n’est point pour la dernière fois que j’entre dans cette prison et que les fers qui t’enchaînent pourraient bien m’enchaîner un jour.

PHIDIAS.

Une semblable crainte est salutaire, si elle te retient.

SOCRATE.

Plus salutaire, si elle m’excite à faire mon devoir.

PHIDIAS.

Pourquoi braver un danger certain ?

SOCRATE.

Un soldat déserte-t-il son poste parce que son poste est devenu périlleux ?

PHIDIAS.

Tu me feras regretter de t’avoir envoyé jadis chez Anaxagore.

SOCRATE.

Tes regrets seraient justes, si je me montrais indigne des leçons d’Anaxagore et de l’exemple que tu me donnes.

PHIDIAS.

Je suis vieux, tandis que tu es encore dans la force de l’âge.

SOCRATE.

Tel sert d’enseignement par sa mort plus que par sa vie.

PHIDIAS.

Loués soient les dieux ! Notre patrie n’est point à son déclin, et sa gloire