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de respecter à l’avenir la religion du pays. — Jean-Jacques le promettra, et peut-être il dira que l’imprimeur a ajouté quelques pages à son livre. » — « Non, monsieur, lui répondis-je, Jean-Jacques ne met pas son nom à ses ouvrages pour les désavouer. » Voltaire resta muet. Il demanda qui j’étais ; il y a cinq ou six ans que je ne l’avais pas rencontré. Notez que Moultou est jeune encore et que Voltaire est un vieillard ; pourquoi faut-il que ce vieillard, quand il rencontre une âme loyale et droite, soit obligé de baisser la tête ?

Quelques semaines après, le 21 août, continuant d’envoyer à son ami une sorte de journal de ce qui se passe à Genève, Moultou écrit ces mots : « Je viens de lire un petit ouvrage qu’on m’a dit de Voltaire et qui est bien marqué à son coin, intitulé Sermon des Cinquante. C’est une chose horrible. Jamais on n’attaqua le christianisme plus ouvertement, avec plus de mauvaise foi et d’une manière plus dégoûtante. C’est une parodie de l’Ancien et du Nouveau Testament… Voilà l’homme qu’on fête chez nous ! Il m’est venu voir deux fois pour l’affaire de Calas et ne m’a point trouvé. Je le vis l’autre jour chez Mme d’Enville. Il ne dit pas un mot de vous. Je l’attendais là… » Je l’attendais là est un noble cri ; Moultou ne craignait pas de regarder Voltaire en face, et il allait lui fermer la bouche une seconde fois ; mais le malin vieillard, qui connaissait son monde, se garda bien d’engager le combat. Or tandis que Voltaire envenimait les fautes du vicaire savoyard, tout en jetant l’insulte au christianisme, les hommes qui représentaient l’église de Genève ne songeaient qu’à parler au cœur de Rousseau, en même temps qu’ils défendaient l’Évangile. Moultou, dans cette même lettre où il raconte qu’il a fait reculer Voltaire, ajoute ces mots : « M. Vernet vous réfute, mon cher concitoyen, mais avec tant de ménagemens que vous en serez content. Il vous écrit à vous-même et appelle votre ouvrage testimonium animœ naturaliter christianœ. Il veut vous gagner et non vous faire de la peine. M. Vernet est votre ami ; c’est un homme sage qui abhorre Voltaire. Nous sommes très bien ensemble… » N’aimez-vous pas ces paroles si charitables et si vraies : Testimonium animœ naturaliter christianœ ? Combien d’âmes naturellement chrétiennes parmi les hommes que le pharisaïsme éloigne ? Le Christ, il y a deux mille ans, est sorti de l’enceinte judaïque pour chercher ses disciples au milieu des gentils ; qui oserait affirmer qu’il n’agirait pas ainsi dans notre société moderne ? Bien des âmes qu’on repousse en son nom formeraient peut-être le cœur de son église ; ce sont ces âmes naturellement chrétiennes qui ont faim et soif de justice, et à qui Jésus, prêchant sur la montagne, a promis qu’elles seraient rassasiées. Malgré toutes les fautes de Rousseau, Vernet n’avait pas tort de traiter ainsi le