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Notons encore un point curieux : dans une lettre du mois de mars 1765, Voltaire annonce à Moultou qu’il est bien décidé à vendre Ferney ; voilà quatorze ans qu’il donne en son château bals, ballets et comédies, quatorze ans qu’il est l’aubergiste de l’Europe. Ses libéralités ont dérangé sa fortune, il est temps d’y mettre ordre. On sait que Voltaire a souvent poussé de ces cris d’alarme. Généreux en maintes rencontres jusqu’à la prodigalité, ayant toujours table ouverte, donnant même l’hospitalité pendant des semaines entières à des gens pour lesquels il ne voulait point se déranger de ses travaux et qui repartaient sans l’avoir vu, il avait tout à coup des accès d’économie presque sordide et se livrait à des chicanes de Normand. Sa grande excuse alors était de se dire à moitié ruiné. On connaît son histoire avec le président de Brosses au sujet du château de Tournay. Mais n’y a-t-il pas ici tout autre chose ? Cette lettre du 23 mars 1765 ne vient-elle donc pas confirmer une révélation fort curieuse du baron de Grimm ? Le spirituel écrivain rapporte que Voltaire, vers 1765 ou 1766, était complètement isolé au milieu de la société genevoise, et qu’il avait sérieusement songé à quitter sa résidence de Ferney. « Il y a déjà plus de deux ans, dit le chroniqueur à la date de mai 1768, qu’il se trouve abandonné de tous ses amis de Genève et qu’il ne voit plus personne de cette ville dans sa retraite, pour avoir voulu très mal à propos jouer un rôle dans les troubles et pour avoir sacrifié ses amis véritables et essentiels au parti du peuple, sans autre vue que celle de faire l’homme d’état. Depuis ce temps, son habitation aux portes de Genève lui est devenue désagréable… L’année dernière, ses amis eurent déjà beaucoup de peine à l’empêcher de louer une maison sur les bords de la Saône, près de Lyon, et de se mettre ainsi dans le ressort du parlement de Paris, où sa véracité sur de certains objets lui a fait de puissans ennemis. Ses amis seraient encore bien moins tranquilles, s’il obtenait la permission de venir fixer sa résidence à Paris : c’est l’endroit du monde où ils le croiraient le moins en sûreté ; mais si c’est là réellement son projet et qu’il ait en tête de le faire réussir, adieu les pamphlets, les brochures, les facéties ! Le rossignol ne chantera plus ; une politique enfantine et inutile le condamnera au silence ; je dis inutile, parce qu’il n’obtiendra sûrement pas la permission de revenir à Paris, et que ses amis n’auront pas du moins l’inquiétude trop juste de le voir exposé à toute sorte d’accidens. Je regarde sa brouillerie avec la république de Genève comme un des véritables malheurs de sa vie et comme une des fautes les plus graves qu’il ait commises. Il trouvera difficilement sur toute la surface du globe une habitation aussi agréable, aussi avantageuse pour lui, aussi bien située à tous égards que celle qu’il s’est choisie suites bords du lac, et dont il s’est si bien trouvé depuis quinze