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sain et bien portant. Cette manière de procéder de M. Gounod a quelque rapport aussi avec l’instrumentation de Mendelssohn, lorsque l’auteur du Songe d’une Nuit d’été ne tient pas dans la main un de ces rhythmes piquans sur lesquels il s’élance et chevauche dans l’espace de l’imagination. J’entends parler de ces scherzi délicieux qui sont la partie originale de l’œuvre de Mendelssohn. M. Gounod n’a rien de ce brio, de cette fantaisie caressante, de ce profond sentiment religieux, qui placent Mendelssohn immédiatement au-dessous des grands maîtres de l’art.

Pourquoi ne le dirions-nous pas en terminant ? Après la chute éclatante et méritée du Tannhäuser de M. Richard Wagner, le froid accueil qu’on vient de faire au dernier ouvrage de M. Gounod confirme les principes que nous défendons ici depuis tant d’années. C’est bien à M. Gounod et à son groupe que nous pensions en signalant ces admirateurs discrets de M. Richard Wagner qui n’attendaient que le triomphe de Tannhäuser pour s’incliner devant la grande mélodie de la forêt, dont leurs propres œuvres portent plus d’une trace[1]. Je pressentais la Reine de Saba, cette lamentable déclamation lyrique qui n’aboutit pas, et où l’idée musicale, c’est-à-dire l’idée sous la forme mélodique, brille par son absence. J’ai toujours rendu justice au talent de M. Gounod, à sa noble ambition de viser au grand, et de tenter des voies nouvelles, et tous ses ouvrages, depuis les chœurs d’Ulysse, la Nonne Sanglante, jusqu’à Philémon et Baucis, ont été appréciés ici avec une vive sympathie. J’ai toujours cependant gardé quelque inquiétude sur l’avenir de ce musicien ingénieux et délicat, de cet esprit mobile, qui a plus d’instruction que de sentiment, plus de velléités que de passion. Trouvera-t-on jamais en lui un coryphée de l’art, un conducteur d’âmes, un initiateur enfin ? C’est ce que je n’ose guère espérer.

On, vit un jour un grand poète lyrique, de race, royale, s’éprendre d’un fol amour pour une pauvre république naissante. Il passait des journées et des nuits entières sous ses fenêtres à lui exprimer sa passion, à la divertir par des sérénades divines. La jeune innocente se laissa toucher, et un beau soir elle lui dit en lui ouvrant la porte de son cœur : — Entre, ô mon beau Lindor, je suis à toi. — L’illustre poète, pris au piège de sa propre fantaisie, tourna le dos à la belle qu’il avait charmée, et alla porter ailleurs ses harmonies et ses méditations ineffables. Toute proportion gardée, M. Gounod procède un peu comme le grand poète dont nous venons de parler. Il courtise aussi sa muse avec ardeur, et lorsque celle-ci lui présente une belle situation dramatique à féconder, le musicien s’attarde à jouer du chalumeau au clair de la lune.


P. SCUDO.


P. S. — Une grande artiste de l’Allemagne, Mme Clara Schumann, veuve du compositeur de ce nom, vient d’arriver à Paris. C’est une pianiste d’un beau talent, qui jouit dans son pays d’une grande renommée. Mme Schumann se fera entendre dans une série de concerts qui ne peuvent manquer de fixer l’attention des amateurs.


V. DE MARS.

  1. Voyez la Revue du 1er avril 1861