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d’une chute qu’elle venait de faire en sortant de l’église. Elle souriait pour rassurer sa mère alarmée, qui ne pouvait obtenir d’elle l’aveu de ses souffrances, et qui disait à la mienne : « Ah ! madame, cette petite fille est dure à elle-même. Elle ne se plaint jamais, et je suis obligée de deviner quand elle est malade, car elle ne le dirait pas. »

« Cette Abbaye-aux-Dames m’a laissé de bien doux souvenirs. Ils me sont encore présens après tant d’années ; ils ont survécu à l’abbaye elle-même, qui est devenue, je crois, le siège de la division militaire. Mme de Belsunce en était alors abbesse, et elle élevait près d’elle une de ses nièces. Mlle Alexandrine de Forbin d’Oppède (depuis chanoinesse). Lorsque Mme d’Armont mourut, à quarante ans environ, en couches d’un cinquième enfant qui ne survécut que peu d’instans à sa mère, l’abbesse, émue de compassion pour ces jeunes personnes privées de leur mère, proposa au père désolé de se charger d’elles et de leur faire partager l’éducation que Mlle de Forbin recevait dans la communauté. Le pauvre gentilhomme accepta avec reconnaissance cette offre d’autant plus bienveillante que jamais on n’admettait de pensionnaires dans cette abbaye royale. Il confia donc les jeunes orphelines à cette haute protection, et quitta tout à fait la ville pour se retirer à la campagne. Vers la même époque, mes parens changèrent de résidence et s’établirent dans la rue Saint-Jean. L’Abbaye-aux-Dames devint pour nous un pays lointain. Nos relations avec le faubourg Saint-Gilles furent quasi rompues, et ma mère, sachant les demoiselles d’Armont en si bonnes mains, ne s’en occupa plus.

« La révolution s’inaugura à Caen sous des auspices qui pouvaient en présager les sanguinaires fureurs. Je n’oublierai jamais cette terrible journée d’août, lorsque le jeune vicomte Henri de Belsunce, neveu de l’abbesse et major en second au régiment de Bourbon, fut massacré par la populace. D’horribles épisodes ajoutèrent, si faire se peut, à l’atrocité du forfait ; des cannibales n’auraient pu faire pis. Le vicomte de Belsunce avait vingt et un ans ; c’était un fort joli homme, brun, pâle, élancé, à la tournure élégante, aux manières distinguées, mais dédaigneuses. La veille encore, il s’était attelé à un petit chariot pour nous promener dans les allées du jardin de l’hôtel de Faudoas, ma pauvre Éléonore et moi. Mme de Belsunce survécut peu à son neveu. Mme de Pontécoulant lui succéda et continua la même protection aux demoiselles d’Armont, que nous avions tout à fait perdues de vue.

« 1791 était arrivé. Ma mère m’avait menée pour la première fois à Paris, où mon père avait été appelé par des affaires. Nous fûmes témoins du retour de Varennes, et nous nous empressâmes