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périlleux passage. Il fallut donc se résoudre à se dire un adieu qui devait être éternel.

« Quatre mois s’étaient écoulés depuis le renouvellement de notre liaison avec la jeune pensionnaire de l’abbaye. Nous nous étions tendrement attachées à elle. De son côté, elle s’affligeait de notre départ ; elle regrettait vivement ma mère, dont l’influence sur sa vieille parente lui rendait la vie plus douce et qui lui rappelait les jours heureux de son enfance. Peut-être, si nous fussions restées près d’elle, ne se serait-elle pas livrée à la société des fédéralistes, qui bien certainement nous auraient été complètement étrangers. De bons conseils, une intimité agréable, nos occupations communes, seraient peut-être parvenus à calmer cette tête exaltée.

« Peu de jours avant notre départ. Mme de Bretteville nous donna un dernier dîner. Les convives nous intéressaient à plus d’un titre. M. d’Armont, pressé par les lettres de ma mère, avait pardonné à sa fille le coup de tête qui l’avait éloignée du toit paternel. Persuadé que cette effervescence de jeune tête avait cédé aux bons conseils dont elle était entourée, il avait consenti à une réconciliation. Il était donc arrivé à Caen avec sa fille cadette et son jeune fils, qui allait partir pour l’émigration et rejoindre son frère aîné à Coblentz. Un jeune parent de Mme de Bretteville, M. de Tournélis, était aussi venu à Caen dans la même intention. C’était donc doublement un repas d’adieu, puisque nous nous dirigions vers Rouen et les jeunes gens vers le Rhin. M. de Tournélis avait paru trouver Mlle d’Armont très à son gré. Tous deux appelaient Mme de Bretteville leur tante, quoiqu’elle ne fut que leur cousine à un degré assez éloigné, et ma mère aurait désiré que les prétentions respectives des deux branches eussent pu se fondre dans une union très convenable entre l’aimable jeune homme et notre amie ; mais cette dernière ne paraissait nullement disposée à favoriser cet arrangement, et par une sorte d’esprit de contradiction elle manifestait plus ouvertement que jamais ses opinions, tout à fait hostiles aux espérances de l’émigration. M. de Tournélis essaya, comme nous, de ramener dans la bonne voie cette brebis égarée, car il attribuait à une erreur de l’esprit les idées qu’elle émettait parfois. Il lui pardonnait son engouement pour Rome et pour Lacédémone, n’imaginant pas qu’elle pût souhaiter le renversement de notre antique et glorieuse monarchie. Il résultait de cette opposition une petite guerre où chacun apportait gaîment son mot.

« Jamais ce dernier repas ne sortira de ma mémoire. C’était le jour de Saint-Michel 1791. Mlle d’Armont, parée d’une des belles étoffes que sa vieille parente lui avait données, était éblouissante de beauté. J’avais présidé à sa toilette et à sa coiffure, afin que son