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elle a fait appel à la puissance morale ; elle a ouvert son âme au plus étrange des sentimens, au sentiment du sacrifice volontaire, et comprenez bien ce qu’il y a de surprenant, de nouveau, dans ce terrible argument à la Descartes de tout un peuple qui dit : Nous mourons, donc nous vivons! De là aussi cette situation extraordinaire pour la Russie, placée en face de ses propres erreurs par cette résurrection inattendue, réduite à poursuivre une sédition dans ce qui n’est pas même une illégalité, obligée de faire la guerre à des manifestations toutes pacifiques, à des services religieux, à des hymnes, à des vêtemens de deuil, à des emblèmes inoffensifs, n’ayant à opposer d’autre moyen que la force, et sentant l’impuissance de la force elle-même. De là enfin le caractère de tout ce mouvement que les événemens de l’Europe ont pu accélérer, que l’avènement de l’empereur Alexandre II et les crises intérieures de la Russie ont pu favoriser, mais qui est avant tout le résultat d’un passé de trente ans, d’une politique dont la fatalité n’est point peut-être encore épuisée.

Une chose profondément caractéristique dans ce mouvement, c’est qu’il est né au sein même du pays, sans la complicité des émigrations et en dehors de toute excitation étrangère. C’est au lendemain du congrès de Paris que l’empereur Alexandre avait tenu à la noblesse polonaise ce langage : « Point de rêveries, point de rêveries! » C’est aussi à dater de ce moment que le sentiment polonais se réveille pour grandir lentement et éclater au mois de février 1861. Plus d’un symptôme attestait déjà ce réveil inattendu. A l’époque de l’entrevue de Varsovie, en 1860, l’empereur Alexandre, prêt à partir de Pétersbourg, accompagné de cinq princes allemands, tenait à se montrer à ses hôtes dans l’éclat de sa popularité à son passage à Wilna, sur une terre polonaise. C’était dans la Lithuanie que s’était élevée la première manifestation pour l’affranchissement des serfs, et l’empereur avait remercié la noblesse lithuanienne. Cette circonstance semblait favorable, et le gouverneur de la Lithuanie, le général Nazimof, fut chargé d’organiser un bal. Ce n’est rien qu’un bal en apparence; mais on ne sait pas ce que c’est pour les Polonais qu’un bal officiel, où l’éclat de la fête cache mille aiguillons, mille secrètes blessures. Dans les Aieux, Miçkiewicz met un bal officiel dans un des cercles de cet enfer où il peint toutes les souffrances polonaises. Le général Nazimof fut héroïque d’efforts et de persuasion auprès de la noblesse lithuanienne; il n’échoua pas moins. Les dames déclinèrent toute invitation; les propriétaires voulaient bien payer les frais des réjouissances russes, mais sans paraître à la fête. L’empereur prit le parti de refuser un bal pour lequel le général Nazimof avait prodigué tant de zèle inutile, et il