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allait avoir bientôt un rôle dans ces événemens, le marquis Wielopolski. Le marquis s’agitait beaucoup, allait trouver le comte Zamoyski pour le presser de prendre, au nom de la Société agricole, l’initiative de cette manifestation; mais le comte André s’y refusait, ne voulant pas laisser dénaturer l’institution dont il était le guide vigilant et ferme, et répugnant dans tous les cas à placer une revendication nationale sous les auspices des traités de 1815, comme le proposait le marquis Wielopolski. Pendant ce temps, que faisait la Russie elle-même? Elle attendait, déconcertée et surprise plus qu’éclairée par ce mouvement qu’elle voyait s’accomplir sous ses yeux et qui lui échappait de jour en jour. Elle était représentée à cette époque à Varsovie par le prince Michel Gortchakof, lieutenant de l’empereur, un homme qui était un loyal soldat et qui avait montré une mâle vigueur dans la défense de Sébastopol. Il avait vécu longtemps à Varsovie comme chef d’état-major du prince Paskievitch, il connaissait la Pologne et aimait à vivre dans ce pays. Il répugnait surtout à sa nature de soldat de recourir à des répressions outrées qui le troublaient. Malheureusement au sein même de l’administration dont il était le chef ostensible, il y avait un homme qui, à l’abri de son autorité, avait une omnipotence réelle : c’était le ministre de l’intérieur, de l’instruction publique et des cultes, M. Muchanof. Celui-là était un vieux Russe de l’école de l’empereur Nicolas, instrument vulgaire du système inflexible qui depuis trente ans ne tendait qu’à un but, dénationaliser la Pologne. Il avait fait destituer le comte Skarbek, ministre des finances, homme éclairé, écrivain distingué, qui avait eu la pensée révolutionnaire de demander une école de droit pour Varsovie. M. Muchanof était en guerre avec tout ce qui ressemblait à un réveil ou à un acte de vie propre de la part du pays, les sociétés de tempérance, la Société agricole, le goût d’un enseignement plus libéral. Il n’exceptait de la proscription que l’école des beaux-arts. «Qu’ils peignent, disait-il, ils ne penseront pas! » C’est entre la Russie ainsi représentée, divisée de conseils, et la population polonaise, progressivement surexcitée, qu’allait s’engager ce dialogue d’une année entremêlé de scènes sanglantes, où les généraux russes eux-mêmes se fatiguent et ont comme une aversion secrète de leur rôle.

On était arrivé à l’un de ces momens où il ne manquait qu’une étincelle. Le jour du 25 février se leva brumeux et sombre : on devait aller prier pour les morts tombés dans la bataille de Grochow, et dès le matin une passion spontanée jeta la population dans les rues. Une procession immense se formait bientôt, marchant sans désordre, la torche à la main, précédée d’un drapeau à l’aigle blanc et chantant l’hymne Sœiety Boze : « Dieu saint, Dieu puissant, ayez