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commandait cette fois cette étrange exécution. Il n’y eut vraisemblablement aucun calcul, tout était décousu dans la répression de cette journée de la part des Russes. Dix personnes n’étaient pas moins tombées mortes, et plus de soixante étaient blessées. Alors se passa une scène curieuse. La foule exaspérée s’empara d’un de ces cadavres encore chauds et alla le porter à l’hôtel du comte André Zamoyski. Il y avait peut-être un sentiment de reproche dans cette démarche populaire. Cela voulait dire : Pourquoi nous abandonnez-vous au moment où nous mourons? — C’était une méprise populaire. Par le fait, si le comte Zamoyski, en qualité d’homme public investi d’un titre presque officiel, refusait de compromettre une institution qui était à ses yeux la seule force légale du pays, le patriote mâle et ferme vivait tout entier en lui, et en recevant ce cadavre qu’on lui portait, il répondit à la foule d’une voix pleine d’émotion : «Je vous remercie du témoignage d’estime que vous me donnez. Faites entrer le cadavre de ce martyr, je saurai l’honorer. » Puis il fit dresser dans son hôtel une chapelle ardente où le cadavre resta deux jours. Par son passé, par son nom, par son actif dévouement à tous les intérêts du pays, par son attitude toujours Hère et digne sans cesser d’être modérée en face des Russes, le comte André était le vrai chef, le guide sage et énergique de ce mouvement qui venait chercher en lui sa personnification la plus haute.

Qui avait encore une fois vaincu dans cette seconde journée ensanglantée? Ce n’était point assurément la Russie. Jamais au contraire un pouvoir ne s’éclipsa plus complètement dans toute l’apparence de la force. Après les événemens du 27, le prince Gortchakof réunissait chez lui ses officiers, les plus hauts fonctionnaires. Bientôt arrivaient l’archevêque, qui venait se plaindre de la violation des églises, quelques notabilités de la ville, qui s’étaient réunies spontanément chez un des principaux banquiers, M. Kronenberg, le comte Zamoyski lui-même avec deux autres délégués de la Société agricole, MM. Ostrowski et Potoçki, et le langage de tous ces hommes était d’une tristesse fière. Le prince Gortchakof ne se dissimulait ni la gravité de la situation, ni l’odieux du rôle créé fatalement à l’armée. Il niait absolument d’ailleurs avoir donné les ordres impitoyables qui venaient d’être exécutés, et il laissa échapper une parole singulière: « Me prenez-vous pour un Autrichien? dit-il. Je n’ai donné qu’un seul ordre, celui de ne pas vous livrer la citadelle, même sur une injonction signée de ma main. » L’essentiel pour le moment, c’était de désarmer les colères, de calmer les esprits et d’effacer le sang répandu. Le prince Gortchakof, dans un sentiment d’humanité, se montrait prêt aux plus larges transactions. Destitution du chef de la police, le colonel Trepow, enquête