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sur la conduite du général Zabolotskoy, retraite des troupes dans leurs casernes jusqu’après l’enterrement des victimes du 25 et du 27, création d’une commission de sûreté placée sous les auspices du comte Zamoyski avec le concours d’un Russe estimé et honoré à Varsovie, le marquis Paulucci, police de la ville confiée aux étudians, tout fut accepté, et le soir même une adresse à l’empereur circulait partout. Elle fut rapidement couverte de milliers de signatures. C’était l’expression énergique des griefs et des vœux du peuple polonais. « Notre nation, disait cette adresse, qui pendant des siècles avait été régie par des institutions libérales, endure depuis plus de soixante ans les plus cruelles souffrances. Privée de tout organe pour faire parvenir au trône ses doléances et l’expression de ses besoins, elle est forcément réduite à ne faire entendre sa voix que par le cri des martyrs que chaque jour elle offre en holocauste... Un pays jadis au niveau de la civilisation de ses voisins d’Occident ne saurait d’ailleurs se développer moralement ni matériellement tant que son église, sa législation, son instruction publique et toute son organisation sociale ne seront pas marquées du sceau de son génie national et de ses traditions historiques. » Les signatures de l’archevêque, du grand-rabbin, étaient en tête de cette adresse, et les Polonais employés, les maréchaux de la noblesse, donnaient leur démission pour se joindre à cette manifestation.

Tout, à vrai dire, avait changé de face en peu de temps. Deux jours avaient suffi pour mettre en présence une nationalité ravivée dans toute son énergie et un gouvernement frappé d’impuissance. Ce fantôme de la Pologne qu’on avait refusé de laisser paraître au congrès de Paris, et que l’empereur Alexandre écartait comme une vision importune dans son entrevue avec la noblesse de Varsovie, devenait tout à coup un être vivant et palpable. Ce n’était pas une poignée d’agitateurs troublant une ville de leurs violences, c’était toute une population saisie d’une inspiration soudaine et reprenant en quelque sorte possession d’une patrie. Toutes les distinctions s’effaçaient désormais dans un sentiment profond de solidarité, et les balles mêmes du 27 février avaient scellé cette union en frappant des personnes de toutes les classes, de tous les cultes, de tous les sexes et de tous les âges. Quelles étaient les armes de cette nation renaissante? Elle n’en avait pas et n’en voulait pas avoir, ou plutôt elle n’en avait qu’une : c’était un héroïsme passif porté jusqu’à l’exaltation, un vrai fanatisme de sacrifice, comme on le voyait dans une adresse des ouvriers de Varsovie. Son signe de reconnaissance était le deuil. Dès les premiers jours de mars 1861, un avis répandu dans toute la Pologne faisait de la couleur noire une couleur nationale. «Dans toutes les parties de l’ancienne Pologne, di-