Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/691

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sait cet avis, on prendra le deuil pour un temps indéterminé... La couronne d’épines, voilà depuis près d’un siècle notre emblème! Cette couronne ornait hier les cercueils de nos frères. Chacun de vous en a compris le sens : elle signifie patience dans la douleur, sacrifice, délivrance et pardon. Nous invitons tout Polonais, quel que soit son culte, à répandre ces paroles dans les contrées les plus reculées. » Un instant maîtresse d’elle-même à Varsovie, cette population mettait une sorte de dignité fière à éviter tout désordre, même à respecter les soldats russes. C’étaient des étudians qui, le 2 mars, maintenaient le calme pendant l’enterrement des victimes du 27 février; plus de cent mille personnes assistaient à ces funérailles, où le patriotisme faisait la police. D’un autre côté au contraire, tout était en désarroi parmi les autorités russes, qui étaient comme les spectatrices déroutées d’un mouvement qu’elles ne pouvaient empêcher, qui était incompréhensible pour elles. Le prince Gortchakof lui-même, visiblement ému de cette situation extraordinaire, était partagé entre l’étonnement et les réveils curieux de l’instinct d’un soldat sentant son impuissance, cherchant un adversaire sans le trouver. Rien ne peint mieux le caractère du mouvement polonais et l’embarras du pouvoir russe qu’une conversation qui eut lieu le 3 mars, le lendemain de l’enterrement des victimes du 27 février, entre le prince Gortchakof et le comte Zamoyski. Le prince-lieutenant mit d’abord une vraie bonne grâce à remercier le président de la Société agricole de l’ordre maintenu dans la ville pendant la cérémonie de la veille. « Toute la ville vous obéit, » lui dit-il; puis, s’animant tout à coup et changeant d’idée, il continua : « Cela ne peut pas durer ainsi; du reste, je ne vous crains pas, j’ai maintenant des troupes. — Nous sommes prêts à recevoir vos balles, répondit le comte André. — Non! non ! nous nous battrons. — Nous ne nous battrons pas, vous nous assassinerez, si vous voulez. — S’il vous faut des armes, je vous en donnerai. — Nous ne nous en servirons pas. » C’était là en effet le secret de ce mouvement insaisissable par son caractère tout moral et redoutable par ce qu’il avait de vague. Lorsque l’adresse de Varsovie arrivait à Pétersbourg, l’empereur Alexandre la lisait devant quelques personnes de sa famille. « Mais ils ne demandent rien! dit quelqu’un. — C’est justement ce qu’il y a de grave, » reprit l’empereur. Et c’était la parole d’un esprit sensé.

Il n’y avait qu’un moyen pour la Russie de ne point laisser se prolonger cette situation périlleuse : c’était de préciser un but, de répondre à cette révolution pacifique de la Pologne par des satisfactions promptes, sincères et efficaces. La Russie ne le fit pas, elle perdit tout un mois; quant à sa sincérité, elle était au moins dou-