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que l’intervention de son fils allait compromettre. « Comment, cria-t-il, fils de la débauche, vaurien maudit, tu te mêles d’affaires d’église, et tu veux me brouiller avec le très glorieux bey ! Quand sauras-tu faire des affaires, ô père de la sottise ? » L’autorité paternelle est sans limite aux bords du Nil, et le consul des États-Unis fut lancé dans l’escalier.

Bien que la colonie, comme on appelle le groupe des Européens établis à Khartoum, ne compte que vingt-six membres, dont trois femmes, ce n’est pas sans quelque hésitation que j’aborde ce point délicat. Je ne sais sur quelle autorité s’appuie l’auteur d’un ouvrage sur l’Égypte, M. Charles Didier, quand il dit que Khartoum possède des hôtels où l’on peut trouver le comfortable européen, si l’on paie en conséquence, La vérité est qu’il n’y a pas même dans cette ville immense le moindre caravansérail arabe. L’étranger qu’y attirent les affaires ou l’amour des voyages peut compter sur l’hospitalité de ses compatriotes, et, je suis heureux de le constater, dans cette pratique de l’hospitalité, les Européens sont au premier rang. Les côtés suspects de cette société n’apparaissent que peu à peu, et le voyageur est déjà un peu l’hôte et l’obligé de tout le monde avant de s’être aperçu que certaines relations sont compromettantes autant qu’embarrassantes pour celui qui veut conserver son droit de franc-parler à son retour. Si les voyageurs qui ont raconté la vie européenne au Soudan semblent s’être donné le mot pour garder le silence, je comprends cette réserve, et suis loin de la blâmer, tout en me croyant le droit de faire autrement. Pour résumer mon impression, il m’a semblé que les vices de la colonie tenaient à trois choses : l’action démoralisante d’un commerce gros de haines sourdes et de hasards périlleux, l’abus des spiritueux, que le climat rend presque nécessaire, et surtout l’absence de femmes européennes.

Le voyageur que j’ai nommé, M. Didier, a dit que la présence des Européens a engendré dans cette ville une licence qui approche fort de la vie sauvage ; le mot est dur, mais juste. Cette licence a une cause facilement appréciable : c’est l’absence presque complète de femmes européennes. En habitant très honorable et très distingué de ce pays me disait : « Si j’avais trouvé une Européenne qui eût voulu me suivre à Khartoum, croyez-vous que je me serais acoquiné avec des négresses ? » Malheureusement il n’y a en Europe qu’une seule femme qui sache, par goût et par devoir, suivre au bout du monde sans objection l’époux qu’elle a librement choisi : c’est l’Anglaise. À part de courageuses exceptions, la jeune Française a une invincible répugnance à sortir, pour suivre son mari, d’un milieu souvent futile ou dangereux. Elle ne sera guère entraînée que par la vanité, le prestige d’un consulat brillant ou d’un gouvernement co-