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coup de romans, par un mariage, et l’époux ne s’en est jamais plaint. J’ai connu quelques-unes de ces femmes, et je dois dire que souvent, par l’aménité, la dignité, le bon ton, elles m’ont laissé une impression plus favorable que tels de leurs époux ou de leurs maîtres. Dernièrement un philanthrope qui a fait quelque bruit en Europe en prêchant pour la civilisation à propager chez les Africains s’y est marié et est retourné au Soudan, précédé d’une lettre de faire part à l’adresse de son Abyssinienne, jeune femme d’excellentes manières qui, depuis dix ans, gérait sa maison avec intelligence et probité. Du reste, il s’est conduit en galant homme : il a fait dire à l’Abyssinienne qu’elle pouvait rester, à la condition de devenir la camériste de sa femme. Ceci nous ramène à cette question principale de la traite et de l’esclavage dans la région du Nil, soulevée par des circonstances déjà connues et aggravée par une liberté du commerce sans contrôle qui a trop brusquement succédé au régime militaire.

On a vu par quelle suite rapide de maladresses, d’imprévoyances et d’actes odieux les traitans de Khartoum avaient empiré leur situation commerciale au point de ne pouvoir échapper à la banqueroute que par la traite des noirs ; mais, pour se généraliser et se consolider jusqu’à ce jour, cette hideuse industrie a dû surmonter de grands obstacles : un des premiers était l’organisation sociale des noirs du Nil, qui repousse partout l’esclavage et le trafic de chair humaine. Cette organisation enlevait tout prétexte et tout faux-fuyant à un « commerce légal et honnête. » Les Chelouks, en particulier, punissaient de mort cette espèce de traficans, et vers 1843 un proche parent du roi, convaincu d’avoir vendu un de ses administrés, avait été condamné à être noyé dans le Nil. Si durant les atroces famines de 1856 à 1860 les Bary vendirent souvent leurs enfans, qu’ils ne pouvaient plus nourrir, c’était un fait anomal destiné à cesser avec la cause qui l’avait produit. On entra donc franchement dans la voie des violences et des enlèvemens, et ici on peut parler au présent, car ce qui s’est fait depuis dix ans se fait encore aujourd’hui dans les mêmes conditions. Le 20 décembre 1861, les négriers les plus expéditifs étaient depuis quinze jours sur le terrain, et l’on pouvait jurer que quelques barques chargées de noirs à couler bas avaient déjà dépassé l’embouchure du Saubat et l’île inhospitalière de Denab.

Rien de si simple que l’armement d’une barque négrière en Égypte. On loue au port de Khartoum une dahabié à quatorze avirons ou un simple negher pour un prix mensuel qui varie de 300 à 1,000 piastres égyptiennes (80 à 260 fr.). L’équipage est d’une dizaine d’hommes, y compris le reïs et le mustammel (capitaine en second). Il faut y ajouter les gens armés appelés indifféremment soldats ou domes-