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milieu d’un champ poudreux de maïs un pauvre nègre à cheveux gris, nu, courbé sur un terrain qu’il égratigne du fer ébréché de son molod, et osant à peine lever un œil terne sur le voyageur qui passe !

La gaîté africaine ne perd pas toujours ses droits. Un soir, à Lobeid, un soldat noir de planton aux portes de la préfecture est saisi par de noirs et vigoureux gaillards, désarmé et emmené. Trois ans plus tard, le colonel commandant de la province assiste à une livraison de conscrits qu’avait à livrer un petit chef des environs, et ne peut en croire ses yeux en reconnaissant parmi les recrues le soldat volé avec armes et bagages, que l’on essayait de lui glisser dans le bloc. Je ne sais comment cela finit pour le fournisseur ; mais je suppose qu’il dut payer 200 fr. au colonel et que tout fut dit. Malheureusement le comique était ce qu’il y avait de plus rare en tout ceci, et les populations soudaniennes ne pensent guère qu’en frémissant à certains héros de la chasse aux noirs, à un Français par exemple, de famille honorable, qui s’était acquis parmi elles une triste célébrité, et que j’appellerai M. X… Une fois arrivé à Khartoum, ce Français prit le Fleuve-des-Gazelles pour base d’opérations, et son premier soin fut d’organiser une armée qui lui permît de maîtriser le pays, occupé par plusieurs tribus très divisées entre elles, les Roi, les Gok, les Angach et beaucoup d’autres. Pour cela, il s’entoura de Barbarins, dont il se fit des complices aveugles au moyen de salaires exorbitans. Ses soldats, que l’on appelait à Khartoum a les gens à montres et à ceintures de soie, » étaient cités partout pour leur insolence et leur férocité. L’intérêt les attachait à leur chef, le seul qui eût trouvé le secret de prélever sur les tribus l’or qui alimentait ses orgies et les hautes paies qu’il comptait par mois à ses hommes. Son procédé était fort simple : il tombait sur un village, enlevait tous les bestiaux, et quand les noirs venaient en tremblant offrir de racheter le bétail dont la perte les eût condamnés à mourir de faim, le conquérant le leur rendait en échange de leur provision d’ivoire.

Un Italien qui avait fait la traite de l’ivoire dans ces régions me racontait un souvenir intime des campagnes de ce sinistre personnage. « J’avais formé le projet de marcher dans une direction où l’on m’avait signalé de l’ivoire ; mais le pays était agité, je n’avais que trente hommes : impossible, avec si peu de monde, de m’éloigner des établissemens. J’appris tout à point que M. X… se mettait en marche dans le même sens, et je me dis : « Partout où il aura passé, il ne sera pas resté un nègre vivant. Je serai donc bien sûr, en le suivant à un jour ou deux de distance, de ne pas être inquiété par les indigènes. » Et je me mis en route, précédé de l’armée de M. X…, deux cents hommes à peu près. Le premier jour, vers midi,