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science l’eût empêché d’en faire autant ; l’expiation ne l’en atteignit pas moins comme ses compagnons. Un jour les Bor passèrent le fleuve, tombèrent sur l’établissement, emmenèrent le bétail, et ne laissèrent pas derrière eux un Arabe vivant. Ce coup de main si bien conduit alarma vivement les autres négriers du voisinage. Impuni, il créait un précédent fort désagréable pour eux, qui avaient plus ou moins de peccadilles à expier à l’endroit des noirs riverains : il y avait là un exemple qu’il ne fallait pas leur laisser suivre. Les traitans établis en amont du poste de Cheho, sur la rive gauche, étaient l’Arménien Serkis, les Syriens Chenouda et Ibrahim-Baz, tous trois chrétiens, et un Arabe dont j’ai oublié le nom. Ils se hâtèrent de réunir leurs hommes disponibles, en formèrent une armée de près de deux cents hommes, et passèrent sur le territoire des Bor, précédés d’un drapeau autrichien (Ibrahim-Baz était un protégé de cette puissance), dont le double aigle héraldique était probablement destiné à terrifier les sauvages. Ils rencontrèrent les Bor en effet ; mais ce fut la flèche qui eut raison du fusil. La petite armée fut taillée en pièces ; les chefs, voyant l’affaire mal tourner, laissèrent leurs hommes s’en tirer comme ils purent, et retournèrent à Khartoum, poursuivis par la risée de divers Européens peu amis du drapeau jaune-noir. On n’a jamais su ce qu’en firent les vainqueurs ; mais depuis cette équipée aucun négrier ne s’est mêlé de donner une leçon aux Bor.

D’ailleurs tout n’est pas bénéfice dans les exécutions de ce genre. Le nègre, en face du soldat négrier, a presque tous les avantages : il a pour lui la bravoure, la vigueur, l’agilité, la connaissance du pays ; il n’a contre lui que la supériorité de l’arme à feu. Depuis qu’il sait que le fusil ne lance pas la balle à jet continu et qu’il faut un temps d’arrêt pour charger l’arme, il s’est enhardi, et de nombreux succès lui ont souvent donné un dédain exagéré pour les armes européennes. Dans une mêlée, si les noirs essuient le premier feu sans se débander, le blanc est perdu. Pendant qu’il recharge, le nègre le couvre de flèches barbelées et empoisonnées, le harcèle à coups de lance, et s’il cherche à se sauver parmi les herbes, les papyrus et les amhadja (arbustes) des marais, ce n’est plus qu’une chasse individuelle où le Barbarin expie cruellement tous ses méfaits. Quatre cents slavers périssent ainsi chaque année.

D’une situation aussi exceptionnellement illégale devaient naître au premier jour des complications trop prévues. Il y avait au mois de juin 1861 à Khartoum deux voyageurs occupés d’explorations scientifiques ; l’un, Français, pour le compte de son gouvernement, l’autre, le marquis A…, de Pérouse, pour son compte personnel. Un jeune commerçant français, avec lequel ils n’avaient eu jusque-là que des relations très courtoises, leur annonça un jour qu’il allait