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remonter le Fleuve-Blanc jusqu’à Duem, et leur proposa de l’accompagner, ce qui fut accepté avec reconnaissance, chemin faisant, le négociant dit à ses hôtes qu’il avait reçu de mauvaises nouvelles de ses hommes, alors en train de descendre à Khartoum, qu’il avait appris que, contre ses ordres formels, son vekil avait commis des actes de brigandage sur sa route, pillé une île des Chelouks, enlevé beaucoup de noirs qu’il vendait çà et là au retour, qu’il ne voulait pas être compromis dans ces affaires de traite, et qu’il allait au-devant de lui pour le surprendre. Ils le crurent assez volontiers ; cependant l’impression qui leur en resta et qui se fortifia plus tard fut celle d’un homme préoccupé de surprendre son agent en faute avant que celui-ci eût eu le temps de détourner à son profit le produit de ses opérations illégitimes. On trouva le vekil à Ouad-Chelaïe ; il avait huit esclaves à bord, presque tous femmes et enfans ; d’autres avaient été vendus en route. Le délit était flagrant, car on rencontra au débarcadère une femme qui était venue par terre d’un village situé à une heure plus haut pour réclamer un esclave adulte qu’elle avait payé quatre-vingts kairies (environ 200 francs), mais qui ne lui avait pas été livré. Le patron garda l’homme sous prétexte qu’il n’était pas négrier, et l’argent « pour apprendre à cette femme à respecter les lois qui prohibent la traite. » L’argument parut singulier à ses compagnons, qui ne furent pas moins scandalisés de la vente d’un autre esclave faite par le vekil quelques lieues plus loin sous les yeux de son chef.

Ce que celui-ci avait de mieux à faire en pareille circonstance était de se taire, puisqu’il était décidé à garder cet or mal acquis. Aussi le consul d’Autriche fut-il fort surpris, dès son retour, de recevoir de lui un acte formel d’accusation contre le vekil d’abord pour fait de traite, puis contre presque tous les commerçans du Fleuve-Blanc, qu’il accusait de vivre principalement de la traite des nègres. Le vekil, étant sujet égyptien, fut d’abord jeté en prison ; il reconnut avoir fait la traite comme tout le monde, mais sur les ordres formels de son patron. Malheureusement pour celui-ci, les présomptions de véracité étaient en faveur de l’indigène ; le consul ouvrit sur-le-champ une enquête et appela comme témoins les deux touristes européens. Ceux-ci, ne pouvant sans indélicatesse déposer officieusement contre leur hôte de dix jours, attendirent une sommation du consul faisant fonctions de juge d’instruction, et leur déposition, faite sous la foi du serment, fut très compromettante pour l’accusé. Une déposition bien autrement accablante encore fut celle d’un négociant européen très estimé. Il déclara que le traitant lui avait avoué, avant le départ du vekil, qu’il avait donné l’ordre à ce Nubien de « faire comme les autres, » c’est-à-dire de razzier de brûler et d’enlever des noirs, parce que la hausse de l’ivoire avait