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rendu impossibles les bénéfices légaux sur le Fleuve-Blanc. Cet étrange incident mit en émoi toute la colonie. On pourrait supposer que les négriers dénoncés par le traitant lui en gardèrent rancune, mais l’intérêt par la chez eux plus haut que le ressentiment ; ils se contentèrent de l’accuser de maladresse et réussirent, en se concertant, à étouffer l’affaire.

Quand la lumière commence à se faire sur une institution abusive, il est rare qu’elle ne se fasse pas de plusieurs côtés à la fois. Presque en même temps le consul d’Autriche se voyait mis en demeure de poursuivre un négrier arabe nommé Lagat et le sujet anglais D… Lagat bravait assez cyniquement les lois, assuré qu’il était d’une protection officielle, et voici comment. Il y avait au Caire une maison de commerce dirigée par un frère de ce Lagat, lequel était un peu ce qu’on nommait au moyen âge un argentier de la couronne, c’est-à-dire qu’il était en relations suivies d’affaires avec le vice-roi, et il avait avec l’état un traité pour la fourniture, à 1,000 piastres par tête, d’un certain nombre de noirs destinés au recrutement de l’armée. Saïd-Pacha, à coup sûr, n’entendait point qu’on lui fournît des captifs provenant de razzias, mais bien des engagés volontaires moyennant une prime, et à cette condition la maison Lagat pouvait encore réaliser de beaux bénéfices. Toutefois le Lagat de Khartoum jugeait qu’il y avait encore plus de profit à enlever des hommes qu’à payer des enrôlemens. Ses barques couvraient le haut du fleuve, et, pour ne pas heurter trop vivement la susceptibilité des consuls européens chargés d’assurer le respect des lois, c’est clandestinement qu’on dirigeait sur la ville les troupeaux de captifs, fourche au cou et menottes aux poignets. Arrivés à la mudirie (préfecture), ils étaient enrégimentés, équipés et expédiés à destination. Ce n’étaient plus des esclaves, mais des soldats, et toute enquête devenait impossible. Cependant en mai 1861 M. Binder, un négociant transylvain, ennemi résolu des négriers, constatait une fournée de quatre-vingt-quatorze noirs expédiés subrepticement à la préfecture, et n’hésitait pas à mettre en cause le préfet lui-même. Ce préfet était un certain Hussein-Bey, administrateur assez intelligent aux yeux des Arabes, mais ennemi passionné des Européens, fanatique au point de baiser les pieds d’un faki crasseux qu’il nourrissait chez lui, et qui prêchait en plein bazar une seconde édition du massacre de Djeddah. Hussein étouffa l’affaire de Lagat, dont, en bon courtisan, il était le complaisant le plus soumis, et chercha à exploiter contre les consuls d’Autriche et d’Italie, MM. Natterer et Lanzoni, les ressentimens des propriétaires d’esclaves. Ceux-ci assiégeaient le divan du mudir de leurs réclamations, et parlaient avec toute l’exagération arabe de leurs maisons dépeuplées par l’arbitraire européen. Hussein répondait avec