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est grand ! » Le pavillon anglais était celui de l’entreprise, vu la nationalité du principal associé.

Amené par mon programme de voyage à suivre à peu près la même route que les traitans, je fus témoin, dès les premiers pas, de la célérité qu’ils apportaient dans leurs affaires. Dès le milieu du Fleuve-Blanc, je me croisai avec des barques qui descendaient chargées de nègres, d’enfans surtout. La plupart portaient le pavillon rouge et le croissant égyptien ; plusieurs avaient les couleurs britanniques, une ou deux le pavillon français. Au mechera (débarcadère) des Reks, où je m’arrêtai près d’un mois, je fus rejoint par l’équipage d’une barque aux couleurs françaises, commandée en l’absence du propriétaire par un certain Ali-Dyab et par un jeune Italien, qui passaient le temps à s’injurier et donnaient à leurs hommes un exemple d’anarchie suivi avec une fâcheuse émulation. L’Italien vint me trouver et s’empressa de me dicter une protestation contre des faits dont il avait été le témoin involontaire et impuissant, mais dont il n’entendait pas accepter la charge. Voici cette pièce en abrégé :


« M. B… nous a nommés tous deux ses vekils (lieutenans), Ali pour le commerce et moi plus spécialement pour la chasse. Il nous a défendu de chercher querelle aux Kitch, parmi lesquels nous nous sommes établis, et de faire la traite. Nous avons pris terre au mechera d’Abou-Hamed, chez les Nouer, et nous avons choisi Roueï, chef de ce village, pour nous guider, moyennant salaire, dans l’intérieur, où nous voulions chercher de l’ivoire. Dans divers villages où nous avons passé, Roueï nous a fait rançonner par ses compatriotes pour nos achats de lait et de provisions. De retour au mechera, nos hommes, pour se venger, ont enlevé trois femmes et les ont portées à bord. Des nègres, qui semblaient les maris de ces femmes, sont venus les réclamer, mais sans menaces. Ali-Dyab leur a fait répondre par une fusillade, deux morts sont restés sur la berge, le reste s’est enfui ; mais il a dû y avoir d’autres victimes, car nous avons vu de longues traces de sang, et il nous a semblé voir de loin des blessés tomber épuisés. Roueï ayant paru vouloir se sauver, Ali l’a fait mettre à terre et fusiller ; puis les hommes sont sortis pour dépouiller les trois cadavres. J’ai vu sur la berge une main coupée qui traînait dans la poussière ; on l’avait coupée pour enlever les bracelets que le nègre avait aux poignets. Cette vue m’a causé un tel effroi que je suis rentré malade dans ma cabine, et depuis ce temps (il y a vingt jours) la fièvre ne m’a pas quitté. »


Quelques jours après cette protestation, les trois femmes réussirent à se sauver à la nuit tombante à travers les hautes herbes d’une savane, et à se cacher dans un village voisin appartenant à la tribu de Faër. Grand émoi parmi les négriers. Le lendemain matin, après une battue infructueuse, Ali-Dyab, suivi de trente Barbarins armés jusqu’aux dents, se jette sur le village le plus proche, y trouve une des fugitives ; mais, ne pouvant mettre la main sur les deux autres,