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la berge, ne te manqueront pas. » L’homme effrayé obéit, et quand M. Vayssière se fut assuré que pas un enfant ne manquait à l’appel, il rentra à Akorber au milieu des plus bruyantes bénédictions.

La mort devait brusquement interrompre cette carrière remplie par tant d’actes courageux. En mai 1861, après une laborieuse campagne chez les Djour, M. Vayssière revenait à Khartoum quand il fut saisi, à la hauteur des îles des Chelouks, d’une maladie qui le tua en quelques heures. Un de ses chasseurs, devenu quelques jours après mon domestique, m’a dit qu’une partie de sa cargaison avait été pillée immédiatement par l’équipage, accident trop fréquent à Khartoum pour qu’on s’en émeuve ; mais que sont devenus ses notes, ses croquis, ses cartes, ses collections, tous les élémens enfin du travail qu’il préparait laborieusement depuis huit ans sur ces pays inconnus à l’Europe et qu’il connaissait si bien ?

La mort de M. Vayssière coïncidait, je l’ai dit, avec un autre événement fâcheux pour la cause des noirs, la rupture des tribus nubiennes avec les missionnaires. J’ai fait plus d’une allusion à un établissement fort diversement jugé, même par les plus ardens partisans de la propagande catholique : je veux parler de la mission de Khartoum. Depuis qu’un certain groupe européen s’était formé dans la métropole du Soudan, des missionnaires isolés l’avaient visitée dans des desseins de conversion bien vite découragés[1]. Ce ne

  1. Le climat fit parmi les premiers missionnaires venus au Nil-Blanc beaucoup de victimes. Citons entre autres le père Ryllo, jésuite polonais qui n’a fait que passer au Soudan, mais qui a laissé une trace profonde dans l’âme de tous ceux qui l’ont connu. Sa vie semblait écrite sur sa figure mâle et un peu dure. Son vrai nom était le prince M… ; il avait débuté comme officier d’artillerie dans la campagne de 1831, s’était brillamment comporté à Ostrolenka, et avait brûlé ses dernières gargousses dans les lignes de Praga ; puis, proscrit, il était entré chez les jésuites pour trouver dans leur ordre un point d’appui à son inimitié contre la Russie. Il était à Rome lors de la visite du tsar au pape, et il ne tint pas à lui que le persécuteur de la Pologne ne reçût dans cette ville un accueil plus que glacé. Ryllo, moins apôtre que soldat et conspirateur, s’ennuya de l’Europe, passa en Orient, se compromit dans les troubles du Liban, et se rendit en Égypte, puis au Soudan, à la suite de je ne sais quelle conspiration manquée. Il vivait à Khartoum dans une fièvre morale qu’il cherchait à communiquer aux autres, associant dans ses improvisations brûlantes le Christ à « l’aigle blanc crucifié sur la Vistule. » Le soleil éthiopien eut bientôt mis aux portes du tombeau ce fils de la brumeuse Lithuanie. C’était à la fin de 1848 : il y avait de passage à Khartoum un officier polonais, ingénieur des mines de l’Oural au service russe, le major Kovalevski, que le tsar avait envoyé au vice-roi pour diriger la recherche des mines d’or du Fazokl. Le major apprit qu’un de ses compatriotes était gravement malade à la mission, et crut de son devoir de lui rendre visite. En reconnaissant l’uniforme russe, le mourant se redressa galvanisé par la colère. « Comment ! s’écria-t-il, un patriote polonais ne peut pas venir mourir ici sans qu’un valet de Nicolas vienne épier ses derniers momens ! Sortez, monsieur, vous n’êtes pas digne d’assister aux derniers momens d’un homme de cœur ! » Cette sortie hâta sa mort. Ses dernières paroles à son ami le docteur Peney résument sa vie : « Faut-il que je meure avant d’avoir vu la Pologne libre ! »