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autour de moi comme un nom de malheur, et je comprenais seulement, aux pleurs de mes domestiques, que j’étais à plaindre.

Je grandis au milieu de ces braves gens, surveillé de loin par une sœur de mon père. Mme Ceyssac, qui ne vint qu’un peu plus tard s’établir aux Trembles, dès que les soins de ma fortune et de mon éducation réclamèrent décidément sa présence. Elle trouva en moi un enfant sauvage, inculte, en pleine ignorance, facile à soumettre, plus difficile à convaincre, vagabond dans toute la force du terme, sans nulle idée de discipline et de travail, et qui, la première fois qu’on lui parla d’étude et d’emploi du temps, demeura bouche béante, étonné que la vie ne se bornât pas au plaisir de courir les champs. Jusque-là je n’avais pas fait autre chose. Les derniers souvenirs qui m’étaient restés de mon père étaient ceux-ci : dans les rares momens où la maladie qui le minait lui laissait un peu de répit, il sortait, gagnait à pied le mur extérieur du parc, et là, pendant de longues après-midi de soleil, appuyé sur un grand jonc et avec la démarche lente qui me le faisait paraître un vieillard, il se promenait des heures entières. Pendant ce temps, je parcourais la campagne et j’y tendais mes pièges aux oiseaux. N’ayant jamais reçu d’autres leçons, à une légère différence près, je croyais imiter assez exactement ce que j’avais vu faire à mon père. Et quant aux seuls compagnons que j’eusse alors, c’étaient des fils de paysans du voisinage, ou trop paresseux pour suivre l’école, ou trop petits pour être mis au travail de la terre, et qui tous m’encourageaient de leur propre exemple dans la plus parfaite insouciance en fait d’avenir. La seule éducation qui me fût agréable, le seul enseignement qui ne me coûtât pas de révolte, et, notez-le bien, le seul qui dût porter des fruits durables et positifs, me venait d’eux. J’apprenais confusément, de routine, cette quantité de petits faits qui sont la science et le charme de la vie de campagne. J’avais, pour profiter d’un pareil enseignement, toutes les aptitudes désirables : une santé robuste, des yeux de paysan, c’est-à-dire des yeux parfaits, une oreille exercée de bonne heure aux moindres bruits, des jambes infatigables, avec cela l’amour des choses qui se passent en plein air, le souci de ce qu’on observe, de ce qu’on voit, de ce qu’on écoute, peu de goût pour les histoires qu’on lit, la plus grande curiosité pour celles qui se racontent ; le merveilleux des livres m’intéressait moins que celui des légendes, et je mettais les superstitions locales bien au-dessus des contes de fées.

À dix ans, je ressemblais à tous les enfans de Villeneuve : j’en savais autant qu’eux, j’en savais un peu moins que leurs pères ; mais il y avait entre eux et moi une différence, imperceptible alors, et qui se détermina tout à coup : c’est que déjà je tirais de l’exis-