Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/810

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

complet et réunît sur un même point un grand nombre de travailleurs.

J’étais là quand on fauchait, là quand on relevait les fourrages, et je me laissais emmener par les chariots qui revenaient avec leurs immenses charges. Étendu tout à fait à plat sur le sommet de la charge, comme un enfant couché dans un énorme lit, et balancé par le mouvement doux de la voiture roulant sur des herbes coupées, je regardais de plus haut que d’habitude un horizon qui me semblait n’avoir plus de fin. Je voyais la mer s’étendre à perte de vue par-dessus la lisière verdoyante des champs ; les oiseaux passaient plus près de moi ; je ne sais quelle enivrante sensation d’un air plus large, d’une étendue plus vaste, me faisait perdre un moment la notion de ma vie réelle. Presque aussitôt les foins rentrés, c’étaient les blés qui jaunissaient. Même travail alors, même mouvement, dans une saison plus chaude, sous un soleil plus cru : — des vents violens alternant avec des calmes plats, des midis accablans, des nuits belles comme des aurores, et l’irritante électricité des jours orageux. Moins d’ivresse avec plus d’abondance, des monceaux de gerbes tombant sur une terre lasse de produire et consumée de soleil : voilà l’été. Vous connaissez l’automne dans nos pays, c’est la saison bénie. Puis l’hiver arrivait ; le cercle de l’année se refermait sur lui. J’habitais un peu plus ma chambre ; mes yeux, toujours en éveil, s’exerçaient encore à percer les brouillards de décembre et les immenses rideaux de pluie qui couvraient la campagne d’un deuil plus sombre que les frimas.

Les arbres entièrement dépouillés, j’embrassais mieux l’étendue du parc. Rien ne le grandissait comme un léger brouillard d’hiver qui en bleuissait les profondeurs et trompait sur les vraies distances. Plus de bruit, ou fort peu ; mais chaque note plus distincte. Une sonorité extrême dans l’air, surtout le soir et la nuit. Le chant d’un roitelet de muraille se prolongeait à l’infini dans des allées muettes et vides, sans obstacle au son, imbibées d’air humide et pénétrées de silence. Le recueillement qui descendait alors sur les Trembles était inexprimable ; pendant quatre mois d’hiver, j’amassais dans ce lieu où je vous parle, je condensais, je concentrais, je forçais à ne plus jamais s’échapper ce monde ailé, subtil, de visions et d’odeurs, de bruits et d’images qui m’avait fait vivre pendant les huit autres mois de l’année d’une vie si active et qui ressemblait si bien à des rêves.

Augustin s’emparait de moi. La saison lui venait en aide, je lui appartenais alors presque sans partage, et j’expiais de mon mieux ce long oubli de tant de jours sans emploi. Étaient-ils sans profit ?

Très peu sensible aux choses qui nous entouraient, tandis que son