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élève en était à ce point absorbé, assez indifférent au cours des saisons pour se tromper de mois comme il se serait trompé d’heure, invulnérable à tant de sensations dont j’étais traversé, délicieusement blessé dans tout mon être, froid, méthodique, correct et régulier d’humeur autant que je l’étais peu, Augustin vivait à mes côtés sans prendre garde à ce qui se passait en moi, ni le soupçonner. Il sortait peu, quittait rarement sa chambre, y travaillait depuis le matin jusqu’à la nuit, et ne se permettait de relâche que dans les soirées d’été, où l’on ne veillait point, et parce que la lumière du jour venait à lui manquer. Il lisait, prenait des notes : pendant des mois entiers, je le voyais écrire. C’était de la prose, et le plus souvent de longues pages de dialogues. Un calendrier lui servait à choisir des séries de noms propres. Il les alignait sur une page blanche avec des annotations à la suite ; il leur donnait un âge, il indiquait la physionomie de chacun, son caractère, une originalité, une bizarrerie, un ridicule. C’était là, dans ses combinaisons variables, le personnel imaginé pour des drames ou des comédies. Il écrivait rapidement, d’une écriture déliée, symétrique, très nette à l’œil, et semblait se dicter à lui-même à demi-voix. Quelquefois il souriait quand une observation plus aiguë naissait sous sa plume, et après chaque couplet un peu long, où sans doute un de ses personnages avait raisonné juste et serré, il réfléchissait un moment, le temps de reprendre haleine, et je l’entendais qui disait : « Voyons, qu’allons-nous répondre ? » Lorsque par hasard il était en humeur de confidence, il m’appelait près de lui et me disait : « Écoutez donc cela, monsieur Dominique. » Rarement j’avais l’air de comprendre. Comment me serais-je intéressé à des personnages que je n’avais pas vus, que je ne connaissais point ?

Toutes ces complications de diverses existences si parfaitement étrangères à la mienne me semblaient appartenir à une société imaginaire où je n’avais nulle envie de pénétrer. « Allons, vous comprendrez cela plus tard, » disait Augustin. Confusément j’apercevais bien que ce qui délectait ainsi mon jeune précepteur, c’était le spectacle même du jeu de la vie, le mécanisme des sentimens, le conflit des intérêts, des ambitions, des vices ; mais, je le répète, il était assez indifférent pour moi que ce monde fut un échiquier, comme me le disait encore Augustin, que la vie fût une partie jouée bien ou mal, et qu’il y eût des règles pour un pareil jeu. Augustin écrivait souvent des lettres. Il en recevait quelquefois ; plusieurs portaient le timbre de Paris. Il décachetait celles-ci avec plus d’empressement, les lisait à la hâte ; une légère émotion animait un moment son visage, ordinairement très discret, et la réception de ces lettres était toujours suivie, soit d’un battement qui ne durait