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manifestaient sur mon visage, dans mon air, dans toute ma personne.

— Qu’avez-vous, mon cher enfant ? me dit Mme Ceyssac en m’apercevant.

— J’ai marché très-vite, lui dis-je avec égarement.

Elle m’examina de nouveau, et, par un geste de mère inquiète, elle m’attira sous le feu de ses yeux clairs et profonds. J’en fus horriblement troublé : je ne pus supporter ni la douceur de leur examen, ni la pénétration de leur tendresse : je ne sais quelle confusion me saisit tout à coup, qui me rendit la vague interrogation de ce regard insupportable.

— Laissez-moi, je vous prie, ma chère tante, lui dis-je.

Et je montai précipitamment à ma chambre ; je la trouvai tout illuminée par les rayons obliques du soleil couchant, et je fus comme ébloui par le rayonnement de cette lumière chaude et vermeille qui l’envahissait comme un flot de vie. Pourtant je me sentis plus calme en m’y voyant seul, et me mis à la fenêtre, attendant l’heure salutaire où ce torrent de clarté allait s’éteindre. Peu à peu la face des hauts clochers rougit, les bruits devinrent plus distincts dans l’air un peu plus humide, des barres de feu se formèrent au couchant, du côté où s’élevaient, au-dessus des toitures, les mâts des navires amarrés dans la rivière. Je restai là jusqu’à la nuit, me demandant ce que j’éprouvais, ne sachant que répondre, écoutant, voyant, sentant, étouffé par les pulsations d’une vie extraordinaire, plus émue, plus forte, plus active, moins compressible que jamais. J’aurais souhaité que quelqu’un fut là ; mais pourquoi ? Je n’aurais pu le dire. Et qui ? Je le savais encore moins. S’il m’avait fallu choisir à l’heure même un confident parmi les êtres qui m’étaient alors le plus chers, il m’eût été impossible de nommer personne.

Quelques minutes seulement avant que le dernier rayon du jour eût disparu, je descendis ; je me glissai par les rues que je savais désertes jusqu’aux endroits du boulevard où l’herbe poussait en pleine solitude. Je longeai la place où j’entendis commencer les premières sonneries de la retraite militaire. Puis le bruit des clairons s’éloigna, et j’en suivis la marche de loin par les rues sinueuses, d’après des échos plus distincts ou plus confus suivant la largeur de l’espace où, dans l’air tranquille du soir, le son se déployait. Seul, tout seul, dans le crépuscule bleu qui descendait du ciel, sous les ormeaux garnis de frondaisons légères, aux lueurs des premières étoiles qui s’allumaient à travers les arbres, comme des étincelles de feu semées sur la dentelle des feuillages, je marchais dans la longue avenue, écoutant cette musique si bien rhythmée, et me laissant conduire par ses cadences. J’en marquais la mesure ; menta-