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tradition, textes, commentaires, trouvait l’esprit de Malebranche fermé. Il était réservé à

……… Certaine philosophie
Subtile, engageante et hardie


de révéler à Malebranche son génie et sa vocation. Un jour qu’il passait dans la rue Saint-Jacques, un libraire lui présenta le Traité de l’Homme de Descartes, qui venait de paraître. Il se mit à feuilleter le livre et fut frappé comme d’un trait de lumière. Il lut Descartes avec empressement, et Fontenelle ajoute : « Avec un tel transport qu’il lui en prenait des battemens de cœur qui l’obligeaient quelquefois d’interrompre sa lecture. » Sur quoi le spirituel historien remarque agréablement que l’invisible et inutile vérité n’est pas accoutumée à trouver tant de sensibilité parmi les hommes, et que les objets les plus ordinaires de leurs passions se tiendraient heureux d’y en trouver autant.

Dès ce moment, la carrière de Malebranche fut tracée. On lui permit de renoncer au syriaque, et ses supérieurs ne trouvèrent pas mauvais qu’au lieu d’un orientaliste médiocre Malebranche donnât à l’Oratoire un métaphysicien de génie. Au surplus, il paraît que le père Bourgoing, alors général de la compagnie, était si peu entêté de l’érudition que, voulant désigner un sujet de peu d’espérance, il disait : Celui-là est un historien. Malebranche avait rencontré là le supérieur qu’il lui fallait, lui qui trouvait plus de vérité dans un seul principe de métaphysique ou de morale bien médité et bien approfondi que dans tous les livres historiques, lui qui avait failli passer de l’estime au mépris pour Daguesseau en lui voyant un Thucydide entre les mains, lui enfin qui disait en riant à ses amis les historiens et les critiques que, notre premier père ayant eu la science parfaite, à ce qu’assurent les théologiens, il ne voulait pas, quant à lui, savoir plus d’histoire qu’Adam. Spirituelle exagération d’un esprit né libre et métaphysicien! bizarrerie, si l’on veut, mais préférable, ce me semble, à l’excès où tombent aujourd’hui ceux qui ne voient dans la science qu’une recherche sans terme, et qui ont bien l’air de ne demander aux philosophes des spéculations nouvelles que pour approvisionner les érudits de l’avenir!

S’il eût porté dans la science un tel esprit de défiance pyrrhonienne, il est douteux que Malebranche se fut voué à la métaphysique, et pour son coup d’essai eût publié un chef-d’œuvre, la Recherche de la Vérité. Il ne donna d’abord qu’un petit volume in-12 (2 mai 1674), qui contenait seulement la première moitié de l’ouvrage, la plus agréable. Le succès fut immense : théologiens et philosophes, hommes d’école et gens de cour, tout le monde fut