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charmé. À l’Oratoire, à Port-Royal, à la Sorbonne, ce fut un cri universel d’admiration. Arnaud et Bossuet se prononcèrent des premiers et donnèrent l’élan. Il faut entendre le père André :


« On y admira, dit-il, la beauté du dessein, l’ordre des matières, la clarté de la méthode, la majesté du style, la naïveté des traits, la pureté du langage, la finesse des railleries, la pénétration de l’auteur, la profondeur de se réflexions, la sublimité de ses principes, la justesse de ses conséquences, une éloquence naturelle, brillante, une érudition bien placée, des écarts bien ménagés pour égayer la métaphysique, une intelligence rare des choses de Dieu, une connaissance de l’homme sans exemple, le fond de la nature découvert, nos facultés approfondies, les choses les plus abstraites recouvertes de couleurs sensibles ; raison, esprit, beaux sentimens, belles images, agrément partout, et ce qui est infiniment plus estimable que tout le reste, un certain goût de christianisme qui attendrit tous les cœurs pour celui qui les a formés[1]. »


Les traits de cet éloge enthousiaste, quoique un peu entassés, sont d’une touche juste et fine. On s’explique à merveille le succès éclatant de la Recherche, quand on en relit les premiers chapitres, si ingénieux, si piquans, sur les sens et sur l’imagination. Ailleurs, Malebranche montera plus haut et s’élèvera dans ces régions du monde intelligible où les timides renonceront à le suivre ; ici, il reste sur terre, il fait de la psychologie et de la morale, la psychologie la plus fine, la morale la plus attachante dans sa sévérité même, tempérée par la grâce et relevée de mille agrémens.

Malebranche est fort sévère et même un peu dur pour l’imagination, et il maltraite fort les moralistes qui, en écrivant, veulent plaire à la folle du logis ; mais il a beau se fâcher contre Montaigne, Sénèque, Tertullien : il est un peu de leur famille, non point par le style, qui chez lui est toujours aussi naturel que brillant, mais par ce don charmant de représenter toutes choses, même les plus abstraites, sous des formes vivantes, de faire voir l’invisible et toucher l’impalpable. Fontenelle l’a dit bien finement : en dépit de ses attaques contre l’imagination, Malebranche en avait naturellement une fort noble et fort vive qui travaillait pour un ingrat, malgré lui-même, et qui ornait la raison en se cachant d’elle.

Les Conversations chrétiennes suivirent de près, puis les Petites méditations, où Mme de Sévigné trouvait bien de l’esprit, puis le Traité de la Nature et de la Grâce, origine de tant d’illustres débats. Malebranche se trouva tout d’un coup très en vue et un des hommes les plus recherchés. Ne parlons ni du roi Jacques II, ni de lord Quadrington, vice-roi des Indes, ni de tant d’illustres visiteurs qu’on peut soupçonner de n’être venus à l’Oratoire que pour qu’on sût

  1. Manuscrit de Troyes.