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sans quelque sécheresse géométrique, il lui échappe des traits qui trahissent la tendresse d’un vrai chrétien. « Il ne faut pas seulement, dit-il quelque part, donner des marques d’estime aux pauvres et aux derniers des hommes, mais encore aux pêcheurs et à ceux qui commettent les plus grands crimes, car le plus grand des pécheurs peut devenir, par le secours du ciel, pur et saint comme les anges[1]. »

Dans un autre ouvrage, où il se donne pour interlocuteur le Verbe divin lui-même, il lui fait dire à un homme charitable appliqué aux besoins spirituels du prochain : « Quelle consolation ! une âme te doit son bonheur éternel ! Penses-tu qu’elle te puisse oublier, ou que moi je le puisse, qui tiens de ton travail une partie de mon héritage, un membre de mon corps, un ornement de mon temple[2] ? »

Quand on recueille de tels élans de cœur, on apprend sans surprise par les nouveaux documens que Malebranche était d’une piété pratique des plus ferventes. Au siècle où nous vivons, siècle d’indifférence et de scepticisme, on juge quelquefois très mal certains libres esprits des temps passés. À voir les pensées hardies de ces personnages lointains, on se figurerait volontiers qu’ils n’étaient chrétiens que d’extérieur. Rien de plus faux en ce qui touche Malebranche. On savait déjà qu’il avait été toute sa vie un prêtre attaché à ses devoirs ; nos documens nouveaux nous apprennent que dans l’intérieur de la maison, dans la pratique des obligations quotidiennes, il était un sujet d’édification[3]. Chaque jour, il lisait à genoux quelques pages des saintes Écritures ; il assista toute sa vie régulièrement aux offices de l’Oratoire, constamment debout, même lorsque ses jambes chancelaient et que ses forces étaient épuisées. Longtemps il fut chargé de l’emploi de maître des cérémonies, et il accomplissait ces humbles et assujettissantes fonctions avec un zèle infatigable. À l’exemple de Bossuet, il allait assez souvent faire des retraites à la Trappe à côté de Rancé, leur ami commun.

Mais de toutes les vertus convenables à un religieux, aucune ne coûta moins à Malebranche que le désintéressement. La maison de l’Oratoire n’imposait pas le vœu de pauvreté ; on pouvait y posséder, y hériter. Malebranche était propriétaire d’une maison rue Saint-Honoré ; il la donna à l’Hôtel-Dieu en 1673. Plus tard, en 1703, il renonça à la succession d’un de ses frères, conseiller au parlement, mort sans enfans, et qui lui avait légué tous ses biens. Il faut voir avec quelle simplicité Malebranche fait ce sacrifice, qui ne lui coûta pas plus d’efforts qu’il n’en avait fallu à Spinoza pour

  1. Traité de Morale, tome II, page 100.
  2. Méditations chrétiennes, tome XVIII, page 23.
  3. Archives impériales, tome III fo 669, manuscrit no 636.