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Troyes, Elles ont trait à la baguette divinatoire (car la superstition est toujours la même : baguettes, tables tournantes, esprits frappeurs, il n’y a que le nom de changé).

Dans la première, du 6 novembre 1683, sa pensée reste voilée :


« Je pense que vous savez qu’à Lyon il y a des gens qui découvrent les voleurs par les mouvemens d’une baguette qu’ils tiennent en main. Le secret a déjà fait exécuter un homme qui avait assassiné un marchand de vin et sa femme. Il y a plus de deux rus qu’à Grenoble il y avait de semblables devins. La fait est constant; j’ai parlé de cela à plusieurs témoins oculaires. C’est une preuve certaine qu’il y a des esprits qui se mêlent de nos affaires. Cependant il y a des gens qui veulent expliquer cela physiquement, et même on a fait en Hollande, il y a environ un an, un livre pour prouver qu’il n’y a ni anges, ni diables, et cela par 1’(écriture [1]. Quelle extravagance! Une personne d’esprit et que je connais[2] écrit actuellement sur les effets de la baguette et sur les sentimens qu’il faut avoir. Pour moi, je ne crois pas même qu’il soit naturel de trouver de l’eau et des métaux par son moyen<ref> Voyez deux lettres de Malebranche à la suite du traité du père Lebrun.<ref>. »


On pourrait se méprendre sur le sens de cette lettre. Malebranche en effet n’a garde de contester les anges ni les démons. Il est trop sincèrement chrétien pour cela. Est-ce à dire qu’il faille rapporter les effets de la baguette au diable? Non. Il y a trois solutions au problème : les lois de la nature, le diable, la supercherie. Malebranche écarte l’explication naturelle. Restent deux solutions, le diable et la supercherie. Quelle est celle de Malebranche? Il en laisse le choix à son correspondant par ce trait charmant : c’est une preuve certaine qu’il y a des esprits qui se mêlent de nos affaires. Hésitez-vous à entendre cela dans un sens ironique? Eh bien! vous n’hésiterez plus en lisant la lettre suivante, celle de 1692 :


« On parle toujours fort de la baguette, et bien des gens prétendent que l’effet en est naturel. Pour moi, je ne doute nullement qu’il faut qu’une intelligence s’en mêle, et je croirais même que cette intelligence n’est pas distinguée de Jacques Aymar, le devin, qui par son adresse trompe les badauds, comme il a fait les Lyonnais. Cela s’éclaircira apparemment. Je lus hier une de mes lettres que l’on a imprimée dans le Mercure galant du mois de janvier. Je l’avais écrite à un père de l’Oratoire de Grenoble, et j’y prétends ce que je crois encore, que c’est une fourberie ou diablerie, mais un peu plus le premier que le dernier. »


Un peu plus le premier que le dernier, n’est-ce pas adorable? Et quel chrétien sensé ne s’accommodera pas mieux de ce demi-sourire de Malebranche que de la gravité solennelle de tel prédicateur

  1. sainte Le Monde enchanté de Bekker.
  2. Le père Lebrun de l’Oratoire.