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suis très content, disait-il, de ce que ma mère a fait pour moi… Quand il serait vrai qu’il y aurait eu dans son cœur quelque chose de plus tendre pour vous, croyez-vous, en bonne foi, que je puisse trouver mauvais qu’on vous trouve plus aimable que moi ?… N’est-ce pas une consolation pour nous, en nous aimant tendrement par inclination comme nous faisons, que nous obéissions à la meilleure et à la plus tendre des mères ? » Façon touchante de se montrer digne d’une telle mère, en respectant jusqu’au bout, jusque dans la mort, un sentiment passionné qui fut l’inspiration dominante de Mme de Sévigné, et qui remplit de son intensité, de ses tourmens, de sa fécondité ingénieuse, une correspondance infinie !

Ce qui fait le charme de Mme de Sévigné, agitée par sa passion de mère, entraînée dans le tourbillon de son temps, toujours partagée entre Paris, la Provence et les Rochers, c’est qu’à toutes les heures et dans toutes les circonstances, elle est réellement une femme dans le sens le meilleur, non par ce qu’elle a quelquefois de frivolement féminin, mais par ce je ne sais quoi d’humain, de vivant, de vrai, qui échappe aux fadeurs et aux affectations du jour, comme aux préjugés des sectes ou des coteries, qui se révèle dans un éclair d’émotion, dans une saillie de raison ou de bonne humeur, ou même dans quelque franche gaillardise lancée en toute honnêteté. Voulez-vous avoir dans une mesure supérieure et exquise la femme telle que l’a formée le XVIIe siècle, qui n’est ni prude, ni débauchée, ni héroïne de parti, ni indifférente, ni libertine d’esprit, ni dévote, ni précieuse, ni importante, qui est tout simplement une femme avec la sève, l’éclat et la grâce d’une grande époque ? C’est Mme de Sévigné. Parce qu’elle aime ses chers messieurs de Port-Royal, parce qu’elle a du goût pour leurs personnes et pour leurs écrits, il ne faut pas voir en elle une janséniste bien décidée. L’attrait qu’a pour elle cette religion d’hommes supérieurs persécutés ne lui en impose pas absolument. Au plus fort des disputes sur la grâce, elle disait : « Épaississez-moi un peu la religion, qui s’évapore toute à force d’être subtilisée. » Elle ne se donne pas pour plus dévote qu’elle n’est. « Je me promène, écrit-elle uni jour, j’ai des livres, j’ai l’église, car vous savez les bonnes apparences que j’ai. » Et ailleurs. « Une de mes plus grandes envies, c’est d’être dévote… Je ne suis ni à Dieu ni au diable ; cet état m’ennuie, quoique entre nous je le trouve le plus naturel du monde. On n’est point au diable parce qu’on craint Dieu et qu’au fond on a un principe de religion ; on n’est point à Dieu aussi parce que sa loi est dure et qu’on n’aime point à se détruire soi-même. Cela compose les tièdes dont le grand nombre ne m’inquiète point du tout ; j’entre dans leurs raisons. Cependant Dieu les hait ; il faut donc en sortir, et voilà la difficulté. »