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Mme de Sévigné dans l’art d’écrire des lettres, est une étrangère, une grande dame de Russie transformée en personnage public de notre vie sociale depuis plus de trente ans.

Ce n’est point assurément la marque d’une femme vulgaire d’avoir su attirer tant d’amitiés illustres, d’avoir réussi à inspirer une grave et affectueuse estime à des esprits tels que Tocqueville, d’avoir été souvent un conseil, un guide, un lien dans une société où elle était une étrangère, et de laisser en mourant de si pieux regrets à ceux qui l’ont connue. Mme Swetchine a vu se réaliser pour elle ce rêve de beaucoup de femmes, qui est de régner, d’avoir de l’influence, de gouverner un entourage qu’un attrait sérieux forme d’abord, que la mode vient grossir bientôt. Elle a goûté les douceurs d’un succès qu’elle dut à mille causes diverses, et qui se change en retentissement après elle par des causes plus diverses encore. Je ne sais pourtant si je me trompe : peut-être M. de Falloux eût-il montré un respect plus intelligent de cette mémoire en la laissant dans ce demi-jour qui était son cadre naturel, en multipliant un peu moins les illustrations et les exhumations. Vue dans ce demi-jour ou ravivée d’un trait rapide, cette figure morale eût gardé tout son prestige, doublé par le mystère ; elle n’eût éveillé que l’idée vague d’une personne dont l’influence supposait des qualités élevées. En allant plus loin et en soulevant le voile de la vie privée, en faisant en un mot de Mme Swetchine un personnage de l’histoire, M. de Falloux met sans doute en lumière des mérites éminens de charité : il intéresse au travail intérieur d’une âme douée des instincts les plus complexes, aux subtilités ingénieuses d’une intelligence tourmentée ; mais en même temps il risque de provoquer une curiosité plus libre et plus indiscrète, si bien qu’à voir ces fragmens, ces pensées et ces lettres qui se succèdent, sans compter les traités de philosophie chrétienne et les notes théologiques, on finit par se demander si le bruit qui s’est fait autour du nom de Mme Swetchine est réellement en rapport avec la valeur de celle qui écrivait ou qui régnait dans son salon, si en la célébrant on ne se célèbre pas un peu soi-même, et si la réalité ne se transfigure pas dans la légende. On se demande après tout si cette popularité un peu artificiellement retentissante ne ressemble pas à ce dieu de la philosophie allemande qui serait le produit des imaginations humaines. L’esprit de secte ne fait pas dieu qui se moque de la philosophie allemande ; mais il peut faire quelquefois des renommées écloses dans un cercle d’initiés, et qui, en paraissant au grand jour, s’évanouissent ou s’atténuent singulièrement dans l’atmosphère de tout le monde.

Ce qui est certain, c’est que malgré ses lettres Mme Swetchine