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tion, heureusement ménagée, donne un véritable charme à quelques-uns des épisodes où ils figurent ensemble, et particulièrement à la terrible lutte qu’ils engagent avec une ourse dont le nourrisson est tombé sous les carreaux de l’arbalète que Denys manœuvre si bien. On la retrouve dans une autre scène, moins vantée, mais que nous préférons, celle où nos deux compagnons rencontrent sur le grand chemin toute une population, transférée d’un village à un autre par ordre du bon duc Philippe.


« Une douzaine de piquiers, accompagnés de quelques gens de police, poussaient devant eux une troupe de bipèdes. Ces créatures, — une centaine et plus, — étaient d’âge divers, et un fort petit nombre avaient atteint les limites de la vieillesse. Les mâles étaient abattus et silencieux. Des femelles venait tout le bruit qui avait fait dresser l’oreille à nos voyageurs. Pour ne pas tenir nos lecteurs en suspens, avouons sans plus tarder que c’étaient des hommes et des femmes.

« Juste ciel! s’écria Gérard, quelle bande nombreuse!... Mais, attendez donc!... tous ces enfans ne sont sûrement pas des voleurs... Et d’ailleurs en voici qui ont des armes. Qu’est ce que cela peut être, mon bon Denys?

« Denys lui conseilla de poser sa question au « bourgeois » qui portait un signe d’autorité. — Vous êtes en Bourgogne, ajouta-t-il, et toute question civile ici trouve sa réponse.

« Gérard alla vers l’officier public, et ils échangèrent un salut courtois. — Par Notre-Dame, messire, que faites-vous donc de ces pauvres croquans?

« — Et que vous importe? répliqua le fonctionnaire, déjà imbu de quelques soupçons.

« — Je suis étranger, mon digne maître, et j’ai soif de m’instruire.

« — Ceci est une autre question... Ce que nous en faisons, n’est-ce pas?... Hem!... Et pourquoi nous... Entendez-vous, Jacques, la question de cet étranger?... Et une certaine envie de rire chatouillait les muscles faciaux de ces deux machines humaines; mais les deux agens se continrent, et, se retournant du côté de Gérard : — Ce que nous faisons?... Hum!... reprit l’interlocuteur de Gérard, s’arrêtant encore, à la recherche d’un seul mot qui expliquât tout... Ce que nous faisons, mon gars?... Nous transvasons.

« — Transvaser,... c’est verser d’un vase dans un autre.

« — Précisément... — Et il expliqua que l’an passé le bourg de Charmes ayant été dépeuplé par une épidémie, des maisons entières y étaient inoccupées, et certains métiers complètement abandonnés. On avait eu grand’peine à rentrer le seigle. La moitié du chanvre avait été perdue. Les baillis et maires en avaient écrit au secrétaire du duc, et le duc s’était enquis pour savoir laquelle de ses bonnes villes avait un trop-plein d’habitans. Le bailli de Toul déclarant qu’il en était ainsi chez lui, on lui avait enjoint d’expédier immédiatement cinq ou six douzaines de ses administrés. Ainsi transvasait-on de la ville pleine dans celle où la maladie avait fait des vides. — Et n’est-ce pas un bienfait de monseigneur, vrai père du peuple, ajoutait le commissaire, que de ne laisser en rien s’affaiblir son duché, ni se dépeupler ses villes soit par l’épée, soit par la contagion? A l’une il fait face avec la