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ainsi dire toute sorte d’élémens hétérogènes. Les surprises du mélodrame à côté des recherches érudites, l’idylle entre l’inventaire et la dissertation ; la satire, l’effusion lyrique, le conte d’almanach et les théories savantes y voguent de compagnie, tout pêle-mêle. À ces choquantes anomalies, à cette incohérence qui nous offusque, un don suprême fait compensation : c’est la vie, le mouvement du style. Tantôt brusque et railleur, tantôt imprégné de nous ne savons quelle onction pénétrante, s’il choque souvent par ses dissonances, irrite par son emphase, déplaît par ses saccades, ses exagérations, ses insolences délibérées, ses affectations puériles, il n’en reste pas moins une prose animée, palpitante, qui a son cachet original, sa physionomie tranchée, et nous impatiente sans nous décourager. La vieille sève anglo-saxonne y circule abondamment, comme dans les contes de Chaucer ou les comédies de Shakspeare. Sincère, transparent, aisé à comprendre, ce style sui generis est à peu près impossible à traduire. Tel soin qu’on mît à le reproduire, sauf un tour de force miraculeux, il garderait tous ses défauts et perdrait ses qualités principales, qui sont profondément, essentiellement indigènes, sa nationalité bien accusée, son goût de terroir.

Ainsi dépouillée de son prestige et réduite à ce qui constitue sa substance propre, nous doutons que la légende de M. Reade s’adaptât facilement aux habitudes et aux goûts littéraires de notre pays. Des deux classes de lecteurs auxquels il s’adresserait, l’une, capable de comprendre ce qu’il y a de vraiment distingué dans cette laborieuse étude, serait rebutée par l’extrême vulgarité de quelques-unes des ressources employées, la grossièreté de la trame, les inconsistances, l’invraisemblance de ces péripéties, de ces catastrophes accumulées sans fin ni trêve, et fort arbitrairement réunies; l’autre, totalement dépourvue de critique, et qui accepterait sans trop hésiter ces défauts essentiels sur lesquels nos romans d’aventure l’ont blasée il y a longtemps, serait complètement déconcertée par ce qui tout précisément explique et légitime en partie à nos yeux le succès de ce « conte du moyen âge, » c’est-à-dire la science et le juste sentiment de l’époque, la subtilité d’observation, le contraste heureux des caractères, la vérité des physionomies. Quel intérêt trouveraient les premiers à cette série d’incidens mélodramatiques dont se compose le long pèlerinage de Gérard? Quel charme auraient pour les seconds ces intérieurs hollandais, ces peintures de la Rome papale, où par momens se rencontrent des touches de maître.

Sir Walter Scott, à qui on ne s’est pas fait faute de comparer M. Charles Reade, avait justement les qualités dont ce dernier nous paraît dépourvu, la retenue, la prudence et ce solide bon sens que, « même en chansons, » réclament les tendances naturelles du génie