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joué un rôle dans notre société contemporaine, et qui, avant elle ou auprès d’elle, ont été le lien d’un certain monde choisi. Ce serait peut-être une chose curieuse de savoir quel genre d’impression elle ressentait pour ces femmes et ce qu’elle leur inspirait. Il dut y avoir toujours une certaine réserve cachée comme entre personnes qui ont le même rôle et le même goût de royauté mondaine. Mme Swetchine, à sa première arrivée en France, n’inspira que du goût à Mme de Duras, qui l’accueillit avec une effusion communicative, voyant déjà en elle un de ces directeurs privilégiés à qui une âme délicate et troublée peut tout dire, même ses plus secrètes superstitions. La rencontre fut peut-être un peu plus vive au premier instant, lorsqu’au lieu de Mme de Duras ce fut Mme de Staël ou Mme Récamier. Ici évidemment il y a un choc secret, s’il y eut plus tard émulation de politesse et de grâce. Un jour, vers 1818, Mme Swetchine se trouva avec Mme de Staël à un dîner donné par la duchesse de Duras pour les réunir. Pendant tout le repas, la grande dame russe se tut et leva à peine les yeux. Quand le dîner fut fini, Mme de Staël s’avança vers elle et lui dit : « On m’avait assuré, madame, que vous aviez envie de faire connaissance avec moi ; m’a-t-on trompée ? — Assurément non, répondit Mme Swetchine ; mais c’est toujours le roi qui parle le premier. » Cette flatterie ne laissait pas de cacher quelque fierté. D’ailleurs Mme Swetchine, on le voit par ses notes, avait eu l’occasion d’exprimer bien antérieurement sur Mme de Staël des opinions qui, en se ressentant de la fascination universelle de cette brillante renommée, ne décèlent pas une bien vive sympathie. Tout était contraste en effet entre ces deux natures si peu faites pour s’entendre. Quant à Mme Récamier, ce fut à Rome, en 1824, que Mme Swetchine la rencontra pour la première fois, et avant de la connaître, l’impression n’a certes rien de cordial, car elle écrit : « Le duc de Laval est de tout (ici), Mme Récamier n’est de rien et paraît préférer sincèrement la vie retirée. Je ne crois pas qu’elle ait visé à l’effet, et c’est heureux, sa beauté et sa célébrité étant sur le déclin. Les débris ne font guère de sensation dans un pays de ruines. Il semble que, pour être attiré à elle, il faut la connaître davantage, et après de si brillans succès rien assurément ne saurait être plus flatteur que de compter presque autant d’amis qu’autrefois d’adorateurs. Peut-être cependant, sans que je veuille ôter à son mérite, que si elle avait aimé une seule fois, leur nombre à tous en aurait été considérablement diminué. La passion, exclusive de sa nature, atteint bien plus encore la vanité de ceux qui espèrent que leur sensibilité. »

Le portrait est d’une finesse piquante, tel que pourrait presque le tracer une rivale à la main sûre : il resterait à connaître l’impression