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Robespierre, les Danton ou les Babeuf comme les champions de la démocratie, de la raison, de l’égalité; seulement ne les célébrons pas comme les apôtres et les martyrs de la liberté. Et si c’est la liberté qui a nos vœux, sortons enfin de leur tradition, rompons avec leur morale naturelle et leur raison naturelle. La seule chose naturelle, qu’on se le persuade bien, c’est d’aimer chacun pour soi la liberté de faire sa volonté et de ne pas aimer la contradiction, c’est de ne rien concevoir de plus sage, de plus légitime et de plus obligatoire que de proscrire et d’empêcher ce que l’on considère soi-même comme une erreur et un danger. Quant à vouloir vraiment que les opinions qui nous choquent soient libres de combattre la nôtre et de lui enlever le pouvoir; quant à voir, si nous sommes chrétiens de cœur, comment il est juste et salutaire, même dans l’intérêt de la religion, de laisser paraître un ouvrage. tel que celui du docteur Strauss, et quant à intervenir, comme l’a fait Neander, pour détourner un roi de le supprimer, ou bien, si nous sommes ennemis des congrégations religieuses, quant à porter assez loin nos regards pour déplorer réellement qu’elles soient entravées dans leur propagande, et pour comprendre comment il est funeste d’attenter chez elles à la liberté, dont elles n’useraient pourtant que pour aller contre nos idées du progrès, — oh! assurément rien n’est moins naturel que cette sagesse-là et cette morale-là. Loin de représenter ce qui est évident et ce qui vient de soi à l’esprit, elles représentent au contraire ce que la raison et la conscience sont incapables de percevoir et de sentir directement, ce que l’expérience seule nous force à reconnaître après nous avoir déboutés malgré nous de nos jugemens à première vue et de nos sentimens de premier jet. Et il en est ainsi de toutes les vérités sur lesquelles se fonde la liberté : elles sont essentiellement des conceptions qui ne peuvent naître que d’une erreur rectifiée; elles sont des idées de seconde formation, où l’on ne parvient qu’en étant dupe d’abord des idées basées sur les apparences et des sentimens suggérés par les penchans, et en sachant ensuite découvrir à l’œuvre la fausseté de cette sagesse et de cette morale spontanée. Ce qu’on dit de la foi peut littéralement s’appliquer au véritable amour de la liberté : pour y arriver, il faut renoncer à sa raison naturelle, il faut cesser d’être la dupe du penchant, ou, si on aime mieux, ceux-là seuls en sont capables qui savent assez ouvrir les yeux et qui sont assez dociles à s’accuser pour pouvoir profiter des leçons de la vie et pour amender chaque jour leurs conclusions incomplètes.

Au lieu de récrire sans cesse l’histoire de notre révolution, il s’agirait donc de nous appliquer une bonne fois à la lire; il s’agirait, honnêtement et sans faiblesse, sans souci du parti que tels ou tels pourraient tirer de nos aveux, d’oser rechercher et condamner ses