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observer scrupuleusement toutes les lois de l’hymen, ont mis cependant la main sur la côte d’autrui : c’est ce qui était arrivé à Laërte.

Je crois ( que la comtesse Zabori, malgré cette sorte de langueur passionnée qui animait parfois son regard, aurait été l’heureuse compagne d’un homme calme, froid, accomplissant avec régularité et plaisir tous les petits devoirs de la vie sociale. Tel n’était pis Laërte avec sa double nature de poète et de guerrier. Le monde lui plaisait par instans. il y allait avec emportement des semaines entières; puis il s’éprenait tout à coup d’une indicible tendresse pour la solitude. C’était une âme aimable et bonne, facile même à manier pour les natures intelligentes, mais ardente, mobile, pleine d’imprévu et de soudaineté. La comtesse Zabori prit peu à peu pour lui une véritable aversion dont il ne comprit point l’étendue. Rien n’était plus antipathique à cette créature maîtresse d’elle-même que les expansions fébriles auxquelles Laërte se livrait souvent. Ce qui était destiné à la ramener l’éloignait davantage chaque jour. Sans se rendre compte de ce qu’il y avait déjà d’irréparable entre sa femme et lui, Laërte s’aperçut que décidément ses conquêtes s’étaient arrêtées au domaine de l’hymen. Il ne trouvait dans ce royaume qu’un pays méfiant et hostile.

Nulle souffrance morale ne pouvait plus cruellement éprouver Zabori que ce réveil de l’enthousiasme et de la foi qui s’appelle la déception. En accomplissant cet acte du mariage, traité avec tant de légèreté ou tant de calme par l’innombrable légion des hommes vulgaires, il s’était plongé tout entier dans les vives sources de l’héroïsme. Il s’était promis d’engager une lutte victorieuse avec toutes les passions flétrissantes de cette vie. Il avait prononcé avec un recueillement sacré ce serment de l’unique amour qui consacre ce mystère journalier de notre vie sociale où l’homme demande et promet à Dieu l’éternité pour ce qu’il y a de plus fugitif dans son âme. Il était résolu à tenir ce serment avec une fidélité altière et absolue, mais tout l’ordre de faits et de pensées sur lequel il comptait pour exécuter son dessein se mit à s’évanouir au fur et à mesure qu’il s’avançait dans la route où il était intrépidement entré. Celle qu’il voulait prendre dans ses bras et emporter ainsi à travers ce monde jusqu’au trône même de Dieu refusait de se confier à lui. Elle ne voulait point quitter terre, et semblait craindre de marcher à ses côtés. Elle répondait à ses prières les plus éloquentes, quelquefois par des paroles, sans cesse par des regards, qui le pénétraient d’une tristesse où se fondait toute son énergie. Il résista cependant au découragement dont l’avaient frappé ses premiers insuccès. Malgré ses violences, Laërte n’était pas un de ces poètes à outrance qui, possédés par un démon impitoyable, sont eux-mêmes sans pitié pour ceux dont ils voudraient s’emparer à leur tour : il y