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toujours caressante et timbrée pour l’expression des mots tendres, avait acquis je ne sais quelle plénitude nouvelle qui lui donnait des accens plus mûrs. Elle marchait mieux, d’une façon plus libre ; son pied lui-même s’était aminci en s’exerçant à de longues courses dans les sentiers difficiles. Toute sa personne avait pour ainsi dire diminué de volume en prenant des caractères plus fermes et plus précis, et ses habits de voyage, qu’elle portait à merveille, achevaient cette fine et robuste métamorphose. C’était Madeleine embellie, transformée par l’indépendance, par le plaisir, par les mille accidens d’une existence imprévue, par l’exercice de toutes ses forces, par le contact avec des élémens plus actifs, par le spectacle d’une nature grandiose. C’était toute la juvénilité de cette créature exquise, avec je ne sais quoi de plus nerveux, de plus élégant, de mieux défini, qui marquait un progrès dans la beauté, mais qui certainement aussi révélait un pas décisif dans la vie.

Je ne sais pas si je me rendis compte alors de tout ce que je vous dis là ; je sais seulement que je devinais d’elle à moi des supériorités de plus en plus manifestes, et jamais encore je n’avais mesuré avec tant de certitude et d’émotion la distance énorme qui séparait une fille de dix-huit ans à peu près d’un écolier de dix-sept ans.

Un autre indice plus positif encore aurait dû dès ce soir-là m’ouvrir les yeux.

Il y avait parmi les bagages un admirable bouquet de rhododendrons, arrachés de terre avec leurs racines, et qu’une main prévoyante avait entourés de fougères et de plantes alpestres encore humides des eaux de la montagne. Ce bouquet, apporté de si loin, et dont M. d’Orsel paraissait prendre un soin particulier, leur avait été envoyé, disait Madeleine, en souvenir d’une excursion faite au pic de *** par un compagnon de voyage qu’on désignait vaguement comme un homme aimable, poli, prévenant, rempli d’égards pour M. d’Orsel. Au moment où Julie défaisait les enveloppes, une carte s’en détacha. Olivier la vit tomber, s’en empara prestement, la retourna une ou deux fois, afin d’en examiner en quelque sorte la physionomie, puis il y lut un nom : Comte Alfred de Nièvres.

Personne ne releva ce nom, qui résonna sèchement au milieu d’un silence absolu et résolu. Madeleine eut l’air de ne pas entendre. Julie ne sourcilla pas. Olivier se tut. M. d’Orsel prit la carte et la déchira. Quant à moi, le plus intéressé de tous à préciser les moindres circonstances de ce voyage, que vous dirai-je ? J’avais besoin d’être heureux : là est le secret de beaucoup d’aveuglemens moins explicables encore que celui-ci.

Entre Madeleine presque femme et l’adolescent à peine émancipé que je vous montre, entre ses brillantes années et les miennes, il y