Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/262

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cercle de mes relations. Dès l’été de 1845, je fis deux tentatives un peu précipitées et irréfléchies, qui échouèrent au début même sans cependant éveiller les soupçons.

J’avais remarqué au mois de juin une petite nacelle qu’on négligeait souvent de retirer le soir du bord de l’Irtiche: j’imaginai de profiter de cet esquif et de me laisser porter par le fleuve jusqu’à Tobolsk; mais à peine avais-je, par une nuit sombre, détaché le canot et donné quelques coups de rame, que la lune sortit des nuages, éclairant la contrée d’une dangereuse lumière; en même temps j’entendis du rivage les éclats de la voix du smotritel (inspecteur), qui se promenait en compagnie de quelques employés. Je regagnai doucement la terre : c’en était fait pour cette fois. Le mois suivant, j’aperçus la même barque dans un endroit beaucoup plus favorable, sur un lac qui communiquait par un canal avec l’Irtiche à un point assez éloigné de notre établissement. Un phénomène très fréquent dans les eaux de la Sibérie pendant cette saison mit un obstacle infranchissable à cette seconde entreprise. Par suite du refroidissement subit de l’air à la tombée de la nuit, il s’élève souvent des colonnes énormes de vapeur tellement rapprochées et tellement épaisses qu’il devient impossible de rien distinguer à deux pas. J’eus beau pousser ma barque dans tous les sens pendant les heures mortellement longues de cette nuit pleine d’angoisses; le brouillard m’empêchait d’apercevoir le canal par lequel je devais descendre dans l’Irtiche. Ce ne fut qu’au point du jour que je découvris enfin l’issue si vainement cherchée; mais il était déjà trop tard, et je dus m’estimer heureux de pouvoir regagner ma demeure sans encombre. J’abandonnai dès lors toute pensée de me confier encore aux flots si peu démens de l’Irtiche, et je me mis à mieux mûrir et combiner mon plan d’évasion.

Le premier point à bien considérer, et sur lequel je devais tout d’abord me fixer, était la direction à donner à mon périlleux voyage. La grande route, la plus naturelle et qui se présentait avant toutes les autres, celle qui du fond de la Sibérie m’aurait mené jusqu’au cœur même de la Grande-Russie, fut aisément reconnue par moi comme la moins praticable. L’autorité y exerce une surveillance constante et active, et elle y est très souvent secondée par le zèle ou plutôt la rapacité des indigènes, qui trouvent quelquefois profitable de tirer aux forçats en rupture de ban un coup de fusil derrière une haie. Il y a même à cet égard parmi eux, surtout parmi les Tatars, un dicton populaire : «En tuant un écureuil, on n’a qu’une peau, tandis qu’en tuant un varnak[1] on en a trois l’ha-

  1. Mot injurieux, par lequel on désigne le déporté.