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trouvent de la sorte un lit dur, il est vrai, mais parfaitement chaud. Ainsi fis-je, moi aussi, et bientôt je pus prendre un repos dont j’avais grand besoin.

Réveillé le lendemain, je sentis un malaise extrême, j’avais les pieds fortement gelés. Peu familiarisé encore avec le procédé ostiake, j’avais eu l’imprudence de me couvrir de ma pelisse du côté de la fourrure, au lieu de la retourner à l’envers. Le développement de la chaleur, provoqué de la sorte, avait fait fondre la neige et exposé les extrémités à la vive température du matin. Je résolus de profiter de la leçon à l’avenir ; pour le moment, je tâchai de me dégourdir un peu par une marche précipitée, et j’y réussis. Malheureusement, vers le milieu de la journée un vent très fort s’éleva, un vent de Sibérie, sec, glacial, vous frappant les yeux à vous aveugler, et balayant devant lui des monceaux de neige à faire disparaître au bout de quelques minutes le chemin le mieux battu. Les indigènes ont l’habitude, dès le commencement de l’hiver, de marquer la route des deux côtés par de hautes branches de sapin assez rapprochées les unes des autres ; mais les avalanches furent si fortes cette année, qu’elles avaient en plus d’un endroit recouvert ces branches indicatrices. Après un certain temps, je m’aperçus que je m’étais complètement égaré ; j’enfonçais dans la neige jusqu’à la ceinture, parfois même jusqu’au cou ; j’entrevoyais une mort probable par suite du froid et de la faim. Enfin le soir j’étais de nouveau en marche sur une route, et par hasard ce fut précisément la bonne. Bien tard, j’aperçus une petite maison voisine d’un hameau ; une jeune femme se tenait sur le seuil. L’espoir de trouver un lieu de repos me fit surmonter toute hésitation. Je m’approchai de la femme en lui demandant de m’héberger. Elle ne fit aucune difficulté, et m’introduisit dans l’izba, où se trouvait sa vieille mère. Je fis le salut d’usage, et sur la demande d’où je venais et « où me menait le bon Dieu ? » je répondis que j’étais du gouvernement de Tobolsk, et que je me dirigeais vers les établissemens de Bohotole pour y chercher du travail. Les établissemens de Bohotole sont des fonderies de fer appartenant au gouvernement russe, et situées dans les monts Ourals, bien au nord de Verkhotourié. Ces grandes fonderies attirent beaucoup de travailleurs des provinces de Tobolsk et de Perm. Pendant que les femmes préparaient le repas, j’étalai mes vêtemens et mon linge pour les faire sécher, et, ma faim assouvie, je m’étendis sur le banc avec un sentiment indicible de bien-être et de contentement. Je croyais n’avoir négligé aucune précaution : après avoir récité tout bas mes prières catholiques, je rendis avec ostentation les poklony ou hommages obligatoires aux saintes images orthodoxes, et cependant des soupçons s’éveillèrent dans l’esprit des deux femmes. Comme je l’appris plus tard, la vue du linge que j’essayai