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de faire sécher en fut la cause : elles me trouvèrent trop bien pourvu pour un ouvrier russe, — je possédais quatre chemises ! Déjà le sommeil commençait à me gagner, quand j’entendis des chuchotemens qui m’inquiétèrent, et tout à coup entrèrent trois paysans, dont l’un demanda à voix basse : « Où est-il? » La jeune femme me désigna de la main, et bientôt je fus appelé, puis rudement secoué par ces hommes, qui me demandaient si j’avais un passeport. Force fut de répondre.

— Et de quel droit me demande-t-on mon passeport? Est-ce que quelqu’un d’entre vous est golova<ref> Ce mot golova (littéralement tête) signifie le plus âgé de la commune, chargé d’ordinaire de la police locale. </<ref> ou employé?

— Aucun de nous ne l’est, il est vrai; nous ne sommes que les habitans de l’endroit.

— Et c’est comme habitans de l’endroit que vous assaillez les maisons et demandez les passeports? Qui me dit quelles gens vous êtes, et que vous n’avez pas l’intention de me dérober mes papiers? Mais soyez tranquilles, vous trouverez à qui parler.

— Mais nous sommes d’ici.

— Est-ce bien vrai, ce qu’ils disent? demandai-je en me tournant du côté de la maîtresse du logis, et sur son signe affirmatif je repris : — Eh bien! je puis vous répondre. Je me nomme Lavrenti Kouzmine, du gouvernement de Tobolsk; je me rends aux élablissemens de Bohotole pour y chercher du travail, et ce n’est pas certes la première fois que je traverse ce pays.

J’entrai ensuite dans des détails bien plus circonstanciés, et je finis par exhiber mon passeport. C’était un simple billet de passe, puisque, hélas! je n’avais plus mon plakatny, qui n’en aurait point imposé au moindre employé; mais il portait un cachet, et cette vue suffit pour rassurer tout le monde. Ils se mirent alors à me demander des nouvelles de la foire d’Irbite et de beaucoup d’autres choses, et finirent par me souhaiter une bonne nuit en s’excusant de m’avoir troublé. « Nous sommes bien pardonnables, voyez-vous; nous avons cru avoir affaire à un forçat évadé, il en passe parfois. » Le reste de la nuit s’écoula tranquillement, et le lendemain je pris congé des deux femmes dont l’hospitalité aurait pu me devenir si fatale.

L’incident que je viens de raconter porta dans mon esprit une triste conviction : c’est que je ne devais plus compter sur un abri pendant les nuits à moins de m’exposer aux plus graves dangers, et que la couche ostiake serait jusqu’à nouvel ordre mon seul lit de repos. C’est de la couche ostiake en effet qu’il fallut me contenter pendant toute ma traversée des monts Ourals jusqu’à mon arrivée