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à Véliki-Oustioug, c’est-à-dire depuis le milieu de février jusqu’aux premiers jours d’avril 1846. Trois ou quatre fois seulement je me hasardai à demander l’hospitalité pour la nuit dans une cabane isolée, exténué par quinze ou vingt jours passés dans la forêt, à bout de forces et presque sans la conscience de ce que je faisais. Toutes les autres nuits je me contentai de creuser un terrier pour dormir. Je devins seulement plus circonspect, et j’acquis bientôt une assez grande habileté dans la construction de mon refuge. J’avais remarqué que dans les forêts épaisses la neige ne peut arriver jusqu’au pied des gros arbres, et en s’accumulant laisse autour du tronc un petit espace vide qui devient bientôt un trou profond. Je me laissais glisser le long de l’arbre dans le creux ainsi formé et tout semblable à un puits; arrivé au fond, je tâchais avec mon bâton de rejeter la neige par l’ouverture supérieure, et je me faisais ainsi une sorte de voûte qui m’abritait complètement. Bien souvent pourtant je ne pouvais venir à bout de ma bâtisse nocturne; tantôt la neige était trop friable, tantôt la voûte laborieusement élevée s’effondrait tout à coup : alors je m’asseyais près de l’arbre, et, le dos appuyé au tronc, je dormais ou plutôt je sommeillais toute la nuit. Quand le froid devenait trop grand et que je sentais mes membres s’engourdir, je me levais, je marchais à tout hasard, car je ne pouvais pas distinguer la route au milieu de l’obscurité : il fallait absolument rendre au corps un peu de chaleur par l’agitation. Plus d’une fois je me laissai tout bonnement couvrir par la neige qui tombait : j’eus alors plus chaud que jamais; mais le matin il m’était très difficile de me dégager du blanc linceul. Peu à peu je me familiarisai avec cette manière de dormir. Il m’arriva même, à la tombée de la nuit, d’entrer au plus profond du bois comme dans une auberge bien connue; parfois cependant, je dois le dire, cette vie de sauvage me semblait intolérable. L’absence d’un logis humain, le manque d’alimens chauds et même du pain gelé, — mon unique nourriture pour des jours entiers, — me firent regarder en face et dans leur réalité terrible ces deux spectres hideux qui s’appellent le froid et la faim, et dont nous évoquons les noms si légèrement à la moindre gêne! Dans de tels momens, je redoutais surtout les accès de somnolence qui me prenaient subitement, car c’étaient là des invitations manifestes à la mort, contre lesquelles je luttais avec le peu de forces qui me restait encore. Le besoin d’une nourriture chaude était d’ailleurs le plus fort chez moi, et je résistais difficilement à la tentation d’aller demander dans une hutte quelconque un peu de la soupe aux raves de Sibérie.

Après avoir dépassé Verkhotourie, la dernière ville (toute construite en bois) qui se trouvait sur mon passage au pied du versant oriental de l’Oural et où je n’eus garde de m’arrêter, je fis la rencontre de six jeunes Russes, laquelle devint pour moi une source