Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/286

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sur lui l’Évangile doit se baisser, sans cependant s’agenouiller, pour que sa tête serve de pupitre. Il est vrai que plusieurs bohomolets peuvent réunir leurs bourses et leurs têtes pour cet acte de dévotion; le fardeau se partage alors, mais en même temps aussi la grâce, et quiconque veut que la grâce soit efficace tâche de former à lui seul pendant un quart d’heure cette bizarre cariatide de la Foi. Tout se paie dans l’église russe, et, selon l’offrande plus ou moins forte, le pope récite l’évangile du jour avec gravité et onction, ou le murmure à la hâte et avec une nonchalance dédaigneuse. Il faut avoir la conviction et le cou robuste du paysan russe pour se soumettre à de tels exercices spirituels; mais aussi quels miracles ne fait pas la piété! Un de mes confrères du dvorets, un paysan de Viatka, s’était beaucoup plaint de douleurs de tête horribles; mais après avoir subi cette opération de l’Évangile, pendant laquelle les veines de son visage et de son cou se gonflaient à se rompre, il me dit en sortant de la chapelle : « Louange à Dieu (slava Bohou) ! C’est comme si on m’avait ôté de la main le mal maudit... »

Les occupations d’un fervent bohomolets ne m’empêchèrent pas cependant de parcourir la ville. Archangel ne compte que vingt mille habitans à peu près; mais le port et le mouvement commercial lui donnent beaucoup d’animation. La ville proprement dite est réunie par un pont de bois jeté sur la Dvina avec l’île Solonbal, qui forme une espèce de faubourg où s’élève le palais du gouverneur. De nombreuses églises et quelques belles maisons en brique décorent cette cité, qui n’est d’ailleurs construite qu’en bois; une seule large rue, s’étendant sur toute la longueur d’Archangel, est pavée; les autres rues et impasses sont sales et fangeuses au possible; partout perce la toundra, c’est-à-dire le sol marécageux sur lequel fut bâtie cette ville, aussi bien que Saint-Pétersbourg. Sur une des places se dresse la statue colossale de Lomonossov; c’est à ce rhéteur, à ce grammairien célèbre qu’on fait remonter les origines d’une littérature nationale en Russie sous le règne de la tsarine Elisabeth, fille de Pierre le Grand.

On devinera aisément que le but principal, unique même, de ma promenade dans la ville fut le port. Quoique la saison ne fît que commencer, une vingtaine de navires étrangers se trouvaient déjà stationnés dans la baie; mais parmi les divers pavillons qui flottaient en haut des mâts je n’en pus distinguer aucun à l’emblème tricolore. L’absence de ce pavillon était déjà de mauvais augure. Les bâtimens étaient pour la plupart anglais; il y en avait aussi quelques-uns venus de Hollande, de Suède, de Hambourg, — pas un n’arrivait de la France! Bientôt je m’aperçus que sur le pont de chaque navire se promenait un soldat russe, témoin vigilant et inévitable, car la surveillance n’était pas suspendue, même pendant