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Les chambrières sautèrent très lestement à terre en me donnant un rendez-vous pour un prêche. Je me préparais à faire de même, assez embarrassé, je l’avoue, de ma personne, quand ma pauvre Korélienne s’approcha en me disant : « Restez donc avec moi; j’ai envoyé prévenir ma fille, qui viendra me chercher, et elle saura vous indiquer un logement à bon marché. » On devine avec quel empressement j’acceptai une telle proposition, et bonheur ineffable! pendant le temps très long que nous passâmes dans la barque, personne ne vint nous demander nos papiers. Enfin la blanchisseuse arriva, embrassa tendrement sa mère, prit sa malle, que je l’aidai à porter, suspendue à un pieu qui reposait sur nos deux épaules; puis nous nous mîmes en route, précédés de notre bonne vieille femme, qui avait placé sur sa tête la terrine où elle mangeait. C’est dans cet étrange équipage que je fis mon entrée dans la capitale des tsars!...

Nous traversâmes un nombre infini de rues, de ponts et de ruelles avant d’atteindre l’habitation de la blanchisseuse. C’était une maison garnie de bas étage (dom postoïaly), où logeaient les plus misérables parmi les ouvriers. C’était surtout la nuit qu’ils y venaient pour coucher sur un grabat, si faire se pouvait, ou bien aussi, selon le mot russe, « sur le nu et ayant le poing pour oreiller. » Les nez cramoisis et les joues bouffies de certains habitans de l’endroit me prouvèrent que d’autres misères encore se cachaient sous ce triste toit. Il y avait cependant aussi des locataires plus réguliers, qui cédaient aux passagers une de leurs chambres, meublée en vue de la spéculation. Ma blanchisseuse était une de ces locataires. Par malheur, sa chambre était déjà occupée; mais elle me recommanda à une voisine. L’accord fut vite fait pour huit kopeks par jour, et afin de prévenir le moment critique je demandai dès l’abord à mon hôtesse de m’indiquer la préfecture de police pour régler l’affaire du passeport.

— Et qui êtes-vous donc? me demanda l’hôtesse.

— Je suis un bohomolets d’au-delà de Vologda, je reviens du monastère de Solovetsk, et je me rends à Véliki-Novgorod pour y saluer les saints ossemens...

— Vous faites très bien; que Dieu vous soit en aide! Montrez-moi votre passeport.

Je lui tendis mon malheureux billet de passe, en réprimant un vif mouvement d’inquiétude. Évidemment elle ne savait pas lire. Elle ne fit que regarder le timbre et me rendit le papier en disant : — Et combien de temps comptez-vous rester ici?

— Trois ou cinq jours tout au plus, le temps de me reposer un peu.