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— Savez-vous ce que je vais vous dire alors? Il est inutile d’aller à la police.

— C’est comme il vous plaira, car je ne connais pas les habitudes de l’endroit; mais pourquoi est-ce inutile?

— C’est que, voyez-vous, il faudrait vous accompagner, et c’est trop d’embarras.

— Pourquoi m’accompagner?

— C’est que, voyez-vous, depuis un certain temps la police est devenue horriblement exigeante. Autrefois il suffisait que l’arrivant seul allât à la préfecture; maintenant on veut absolument qu’il soit accompagné de son hôte. Or il y a toujours tant de monde à la préfecture qu’il y faut attendre longtemps son tour. Si c’est un locataire pour un mois ou plus, cela vaut encore la peine et la fatigue; mais si c’est pour une nuit ou quelques jours, il n’y aurait pas moyen d’exister avec ces allées et venues continuelles; on ne pourrait plus rien faire à la maison, et il faut cependant vivre : ce n’est pas la police qui donnera du pain! C’est pour cela que nous préférons ne plus faire de déclaration quand le locataire ne doit rester que quelques jours. Nous nous en trouvons bien, et si la préfecture n’est pas toujours informée à souhait, il n’y a vraiment pas grand mal.

Je me gardai de faire aucune objection. Je m’installai dans ma chambrette, et je résolus d’y passer le reste de la journée malgré les paroles engageantes de mon hôtesse, qui me proposait d’aller voir les illuminations de la ville, car c’était grande fête ce jour-là pour la capitale : c’était le 9 juillet 1846, et on célébrait les fiançailles ou les noces, je ne sais plus trop bien, de la fille de l’empereur Nicolas, la grande-duchesse Olga, avec le prince de Wurtemberg!

Le lendemain, je sortis et je me promenai par la ville, dont les rues grandioses me semblèrent singulièrement désertes. Je méditai un moyen de quitter au plus vite la capitale; j’étais résolu au besoin à chercher à la nage les bords de la mer Baltique. Toutefois un expédient plus commode, s’il s’en présentait un, n’était certes pas à dédaigner. Je savais qu’un paquebot allait de Saint-Pétersbourg au Havre; mais quelles étaient les époques de départ? où stationnait-il? et le capitaine était-il un Français ou un Russe? Questions capitales et sur lesquelles je n’osais me renseigner auprès de personne, de peur de me compromettre. J’allais le long de la Neva, et je lisais les inscriptions jaunes ou rouges qui se trouvaient sur les affiches, c’est-à-dire sur les planches noires des divers bateaux à vapeur. Je lisais à la dérobée, car un paysan, « un homme russe » (rouski tcheloviék) comme moi, ne devait point faire montre de science. Je marchais lentement en parcourant les inscriptions; c’était tantôt le bateau de sa majesté l’empereur, tantôt celui de son al-