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appelle les fugitifs), le fort et le faible de la surveillance, etc.. Il faut que je cite un mot on ne peut plus caractéristique de mon soldat. Comme je lui demandais naïvement pourquoi les Prussiens ne les aidaient pas dans la chasse qu’ils faisaient aux contrebandiers et rebelles: — Voilà précisément le malheur! me répondit-il. Ces maudits Prussiens ne veulent rien faire pour la garde de la frontière; tout le fardeau retombe sur notre pauvre tsar!...

La conclusion que je tirai de ce précieux entretien fut que, contrairement à ce que je croyais d’abord, je ferais mieux de passer la frontière pendant le jour. Aussi à deux heures de l’après-midi, le jour même, après avoir recommandé mon âme à Dieu et m’être armé de mon poignard, je me glissai dans les blés, et, épiant du haut d’un rempart le moment où les deux factionnaires postés en cet endroit se tournaient mutuellement le dos, je sautai du mur dans le premier des trois fossés qui formaient la frontière. Aucun bruit ne se fit. Je rampai à travers les buissons; mais, arrivé au second fossé, je fus aperçu. Des coups de fusil partirent de différens côtés, et moi, n’ayant presque plus la conscience de ce que je faisais, je me glissai dans le troisième fossé; je remontai, puis m’élançai de nouveau. Je perdis enfin de vue les soldats, et je tombai dans un petit bois. J’étais en Prusse!

Haletant, exténué, je restai encore pendant de longues heures couché dans le taillis sans oser remuer; connaissant jusqu’où va parfois l’emportement des Russes, je craignais qu’ils ne vinssent me poursuivre jusque sur le terrain défendu. Tout resta paisible heureusement, et une pluie douce vint bientôt tempérer la chaleur suffocante de la journée. Alors je pensai à ma transformation. La barbe orthodoxe du moujik ne me convenait plus guère en Prusse, où elle n’aurait fait qu’attirer l’attention. J’avais eu la précaution d’acheter à Polonga dans une boutique une petite glace et chez un Juif un rasoir; quant au savon, il m’en restait encore dans mon sac un morceau emporté de la Sibérie. J’accrochai le miroir à un arbrisseau, profitant de la pluie et surtout de la rosée des feuilles pour délayer le savon, et je procédai ainsi, toujours couché et accoudé, à l’opération civilisatrice. Elle fut lente et bien pénible, surtout à cause de ma position très incommode. J’en vins à mes fins cependant, non sans quelques entailles faites à mes joues. Quand la nuit fut très avancée, je me remis en marche, habillé de ma redingote, coiffé de ma casquette, et le pantalon retombant sur les bottes. Je savais très bien que je n’étais pas à l’abri du danger, car une convention entre la Russie et la Prusse, un cartel, comme on l’appelait, obligeait alors ces deux puissances à se livrer mutuellement leurs fugitifs, et plus d’un de mes compatriotes, hélas! fut ainsi ramené à la frontière russe après l’avoir franchie au milieu de grands dan-