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dical s’est conservé parmi les Arabes, et Laërte fut soigné par l’homme qui avait sauvé déjà le Polonais Lugeski; mais les forces recouvrées par son corps ne purent point arracher son âme à l’abattement. Cet abattement était si profond qu’il fut même insensible à une nouvelle dont il se serait affecté peut-être sans les récentes impressions qui avaient modifié sa nature. Il apprit que Fatma-Zohra s’était enfuie; cette beauté inconstante avait repris le cours de ses pérégrinations à travers le monde. Malgré toutes les paroles de tendresse qu’il lui avait prodiguées, Laërte ne lui accorda que le fugitif regret d’un songeur pour une des visions qui remplissent ses nuits. Ce fut encore sur les émotions des combats qu’il essaya de reporter une dernière espérance. Il voulut caresser de nouveau le rêve de la guerre pour la guerre : il pensa qu’il pourrait encore se plonger avec bonheur au fond de ce péril où il trouverait peut-être, sinon la perle précieuse de la gloire, du moins quelque réveil magique dans un des palais de la mort; mais ce n’étaient là que des chimères, et il le comprit bientôt. Le jour où il était devenu le champion d’une cause indigne de sa chevalerie, il avait fait sans le savoir les adieux du More de Venise aux bannières éclatantes et à l’accord enivrant des trompettes. Chacune de ces batailles qu’il saluait autrefois comme des journées de fête s’était transformée maintenant pour lui en journée de supplice. Le plus horrible châtiment qui puisse nous atteindre, un immense ennui, s’était emparé de son âme. Il cherchait vainement par quels moyens il pourrait satisfaire encore le grand besoin de son cœur, l’inconnu. Rien ne s’offrait à sa pensée, et cette terrible parole, morne comme le ciel ardent où elle prit pour la première fois son essor désolé, le nihil novi du psalmiste, l’accablait de sa puissance sans limites.

Quelques vétérans de l’armée d’Afrique se rappellent encore ces jours où Abd-el-Kader bivaquait presqu’aux portes d’Alger. Le régulier fit partie d’une de ces colonnes audacieuses qui se flattaient de nous écraser dans le foyer même de notre conquête. Un soir de février, il était campé dans la plaine que domine la Maison-Carrée. Le voisinage de la ville civilisée qu’il venait menacer au milieu d’une troupe arabe causait de singulières agitations à son cœur.

Alger, malgré les périls qui l’entouraient, malgré l’ennemi qui tenait la campagne, était alors dans tout l’épanouissement de la jeunesse et de la gaîté. Ceux qui ont connu à cette époque la capitale de notre colonie prétendent même qu’elle n’a jamais recouvré l’éclat dont elle était parée alors. Le plaisir y avait établi ses assises. La population de cette cité, que le péril pressait de toutes parts, ressemblait à la famille qui se réunit l’hiver devant le foyer d’un vieux château assiégé par la bise. C’était chaque jour une in-