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vie. » Ce soir-là, il raisonna donc encore comme de coutume, et comme de coutume aussi se résolut à suivre l’impulsion du moment.

Une fois son projet arrêté, il se mit en devoir de l’accomplir avec la célérité qu’il apportait dans l’exécution de tous ses desseins. Le costume dont il avait besoin n’était point difficile à trouver. En quelques heures il se composa la physionomie d’un Lara que n’aurait pas désavoué lord Byron. Il enroula autour de sa tôle un riche cachemire, revêtit une veste brodée qu’un voyageur de La Mecque avait achetée à Smyrne, peigna soigneusement sa barbe, qui avait pris des dimensions insolites et s’accordait merveilleusement avec le caractère de son visage. Cette toilette faite, il s’élança sur une jument dont plus d’une fois il avait éprouvé l’agilité, et prit sa course vers Alger.

Il entra dans la ville sans trop de peine en se donnant pour un marchand de race mauresque. Notre caractère national n’est point déliant, et bien des traits pourraient montrer avec quelle facilité de tout temps on a traversé nos avant-postes. Quand il fut au milieu des rues d’Alger, Laërte s’applaudit de la résolution qu’il avait prise. Ce qui arrive si rarement en ce monde, son attente n’était point trompée; il avait secoué son ennui. Il regardait avec plaisir un ciel où l’air avait cette douceur qui distingue en Afrique les nuits de février. Le ciel qui apparaissait entre les hautes murailles d’une rue étroite perdait ce je ne sais quoi d’immune (pour prendre à la langue antique une de ses plus fortes expressions) qu’il avait à quelques pas plus loin dans les solitudes extérieures. Les étoiles encadrées par les toits n’étaient plus les grandes et rêveuses divinités du désert, mais des génies familiers possédés de la curiosité d’Asmodée et cherchant à lire dans l’intérieur des maisons avec leurs yeux d’or. Enfin toute cette foule de passans dont il était depuis si longtemps déshabitué le reposait de ces dévorantes et silencieuses pensées auxquelles il ne croyait plus pouvoir se soustraire. Laërte avait toujours eu, comme les Allemands, ce tour d’esprit profond et enfantin qui élève à une dignité poétique les plus humbles objets et les plus infimes détails de cette vie. Il regardait donc joyeusement l’étalage illuminé des boutiques, et retrouvait dans son âme mille souvenirs à la vue de ces lumières, dérobées par un papier huilé, qui brillent entre des piles d’oranges sur l’éventaire des marchands en plein vent.

Zabori conduisit sa jument à une hôtellerie et se dirigea pédestrement vers le théâtre. Les bals du carnaval algérien commençaient tôt et finissaient tard. Quoiqu’il fût dix heures à peine, une foule bariolée se précipitait déjà dans la salle de spectacle. Le comman-