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tout entier à la joie d’un retour inespéré, ne leur était pas trop contraire. On sait que l’obstacle vint de Louis XVIII, et les mémoires du temps font assez connaître combien le nouveau souverain en voulut toujours à ceux qui avaient osé lui proposer de garder le drapeau aux trois couleurs et de se lier avec la nation par un contrat obligatoire. M. de Viel-Castel nous apprend que le roi Louis XVIII avait expressément défendu à M. Beugnot, secrétaire du comité qui préparait la rédaction de la charte, d’en rien communiquer à l’homme considérable qu’il avait, par nécessité plutôt que par goût, mis à la tête de ses conseils. Il ne montra pas d’ailleurs la même répugnance à lui abandonner presque exclusivement la conduite de nos affaires extérieures. Il lui confia les plus amples pouvoirs pour réviser avec les commissaires étrangers la convention provisoire du 22 avril 1814, c’est-à-dire pour régler définitivement l’état de paix, pour débattre les limites du territoire que l’on consentirait à laisser à la France, et les conditions du rang qu’on nous permettrait d’occuper parmi les grandes puissances européennes.

Plus d’un motif avait contribué à faire à M. de Talleyrand cette situation vraiment singulière, si éminente et si précaire tout à la fois. L’idée empruntée plus tard à l’Angleterre d’un cabinet homogène, dont les membres, solidaires entre eux, fussent en même temps indépendans vis-à-vis du souverain et responsables envers les représentans du pays, n’était encore entrée dans aucune tête. Le roi se considérait fort naturellement à cette époque comme le chef effectif de son conseil des ministres. Sa volonté, séparément communiquée à chacun d’eux, composait à elle seule toute l’unité du gouvernement. Cependant, comme, malgré un certain fonds de capacité et d’instruction personnelle assez rares chez un prince de son temps, Louis XVIII n’avait ni le goût ni l’aptitude des affaires, ses ministres, assez mal contenus en tout le reste, s’étaient vite habitués à décider pour leur propre compte, en maîtres presque absolus, les questions, même les plus graves, qui relevaient directement de leur département. M. de Talleyrand en particulier, soutenu par le juste sentiment de sa valeur personnelle et l’ascendant incontesté que lui assurait sa vieille réputation, n’avait pas hésité à beaucoup prendre sur lui. Dans les entretiens non officiels qui précédèrent la négociation du traité de Paris, causant avec les souverains étrangers ou leurs principaux ministres, il avait souvent laissé tomber des paroles qui engageaient profondément la politique de la France. Les conférences une fois entamées, quoiqu’il prît soin d’en rendre au roi un compte fort exact, on le vit ne pas toujours attendre son approbation pour prendre, quand il le fallait, des résolutions plus décisives peut-être. Le calcul autant que la paresse poussait alors Louis XVIII à s’arranger des libres allures de son ministre des allaires étrangères,