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La Prusse acceptait de grand cœur un si considérable agrandissement; elle attachait le plus grand prix à la réussite d’une combinaison dont elle n’aurait osé prendre elle-même l’initiative. Quoi de plus avantageux pour elle que de devenir ainsi plus compacte et d’arrondir son territoire si long, si démesurément étendu, si étroit en quelques parties, et comme éparpillé des rives de la Baltique aux bords du Rhin, par la possession au centre de l’Allemagne d’une province qui allait lui procurer de ce côté un surcroît d’influence? Alexandre n’avait pas eu grande peine à fort échauffer la convoitise des ministres prussiens. Il s’était surtout préoccupé d’agir sur l’honnête et docile esprit du roi Guillaume : on peut dire qu’il s’en était absolument emparé en lui témoignant la plus vive amitié et la plus entière confiance. Ces deux souverains s’étaient engagés par serment à ne laisser aucun tiers se mettre entre eux, et leurs cœurs devaient rester à tout jamais inséparablement unis aussi bien que les intérêts de leurs couronnes.

Du côté de ses autres alliés, l’empereur Alexandre n’était pas tout à fait aussi rassuré. Il prévoyait quelque secrète mauvaise humeur de la part du chef du cabinet autrichien, et peut-être un peu plus de résistance chez les plénipotentiaires de l’Angleterre; mais comme à Paris aucun d’eux n’avait osé, par déférence envers lui, se mettre ouvertement en travers de ses projets, il se flattait de triompher assez facilement à Vienne d’une sourde opposition jusqu’alors assez timide, qui avait presque l’air d’être embarrassée et comme honteuse d’elle-même. Il avait donc pris le parti d’agir le plus souvent sans intermédiaire; il se proposait de traiter directement de souverain à souverain avec l’empereur d’Autriche, qu’il s’imaginait pouvoir manier aussi facilement qu’il avait fait le roi de Prusse. Pour calmer les ombrages de M. de Metternich et de lord Castlereagh, il comptait déployer toutes les ressources de sa séduction personnelle, très puissante en effet dans l’habitude de la vie, dont il avait fait tant de fois un si heureux usage, mais qui risquait de n’être plus de mise en de si graves circonstances. Il était alors résolu à changer d’attitude, à montrer qu’il pouvait au besoin parler haut et imposer, en prince qui connaît ses forces, ce que par bonne grâce il aurait préféré ne devoir qu’à la complaisance de ses alliés. Il ne lui déplaisait pas tout à fait qu’on l’obligeât à prendre ce rôle de maître impérieux, car il se croyait en droit de le revendiquer et capable de le remplir, et d’avance il se tenait pour assuré de tout enlever par le fier déploiement de son inaltérable volonté. Alexandre n’était cependant pas un chef d’empire ambitieux; il ne l’était pas du moins à la façon de Napoléon ou des autres conquérans. Il n’était pas non plus uniquement possédé de l’amour de la gloire. Son âme était plutôt animée d’une sorte de vanité généreuse et d’un immense