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besoin de se faire admirer; mais cette faiblesse a toujours semblé rachetée aux yeux de ceux qui l’ont le mieux connu par de beaux et sincères sentimens. Il professait un culte chevaleresque pour les lois de l’honneur, il avait le goût de la modération et de la justice; ses tendances libérales étaient incontestables, bien qu’elles semblassent procéder d’une honnête fantaisie de despote plutôt que de convictions vraiment sérieuses. Ce qu’on craignait avec raison pour ce caractère indécis, c’était l’influence d’un mysticisme semi-mondain, semi-religieux, vers lequel il était naturellement porté, et dont l’attrayante Mme de Krudner allait lui révéler bientôt les préceptes mystérieux et les dogmes quintessenciés.

C’est dans cette disposition d’esprit que l’empereur de Russie était arrivé à Vienne. Pendant quelques journées passées au magnifique château de Pulawy, chez le prince Adam Czartoryski, au sein de la plus noble et de la plus gracieuse société polonaise, il avait eu le temps de se monter de nouveau la tête sur l’excellence de ses plans en faveur de la Pologne; son imagination s’était de plus en plus exaltée à l’idée de la grandeur du rôle qu’il allait jouer en se portant son défenseur devant l’Europe. Comblé de prévenances et d’hommages par ses hôtes de Pulawy, élevé jusqu’aux nues par la reconnaissance enthousiaste des généraux prussiens, qui s’étaient comme fondus dans l’état-major russe, il avait un peu perdu en route le sentiment des humaines difficultés. On eût dit d’un vainqueur, presque d’un demi-dieu escorté par l’admiration des peuples jusqu’au lieu de son prochain triomphe. Les ministres qu’Alexandre avait amenés avec lui pour le représenter au congrès étaient le sage comte de Nesselrode, le vieux prince Razumowsky et le comte de Stackelberg. Le baron de Stein, le prince Adam Czartoryski et le colonel La Harpe l’accompagnaient à titre de conseillers officieux; mais à l’exception de M. de Nesselrode, dont la froide prudence avait prise sur lui, et du prince Adam, qui devait lui servir d’utile intermédiaire auprès de l’ambassade de France, l’action de ces ministres était destinée à rester purement officielle, sans grande influence sur les déterminations de leur maître.

Ce que nous venons de dire des desseins de l’empereur Alexandre suffit à faire pressentir ce qu’il y avait alors d’effacé, de nécessairement subalterne, presque de malséant dans le rôle de la Prusse. Malgré son rang de grande puissance, elle no se présentait au congrès qu’à la suite de la Russie, comme une cliente modeste dans le cortège de son protecteur. Pour satisfaire sa prodigieuse ambition, elle était conduite à réclamer comme lui appartenant de droit les dépouilles d’un prince malheureux, auquel la famille de Hohenzollern était depuis longtemps unie par les liens du bon voisinage et d’une étroite parenté. Ses représentans officiels, le prince de Har-