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avait suivi de tout autres règles de conduite. Il allait se rencontrer face à face dans le congrès avec plus d’un ministre étranger qui pouvait se souvenir de l’avoir entendu imposer naguère, au nom de la victoire et de la force, les rudes volontés de son redoutable maître. Sans se faire le pontife ridicule d’une religion nouvelle, il importait à M. de Talleyrand de se donner jusqu’à un certain point pour converti par la leçon des derniers événemens à des notions plus élevées de justice et d’équité. Ce n’était qu’en se plaçant sur ce terrain si bien choisi du droit des gens qu’il pouvait, avec l’autorité qui s’attachait à ses talens et à son expérience, ramener à lui les faibles, les incertains, et, par un si grand exemple, faire honte aux imitateurs de Napoléon. Au fond, cet étalage de doctrines et de maximes abstraites n’était pour lui qu’un moyen d’action. Il comptait s’en servir comme d’autant d’armes puissantes pour jeter la division dans les conseils de nos ennemis, encore coalisés dans la paix comme ils l’étaient tout à l’heure dans la guerre. L’important à ses yeux n’était pas de s’allier avec les uns ou avec les autres, mais d’arriver à dissoudre leur alliance. Pour y réussir, les circonstances indiquaient qu’il fallait commencer par combattre les desseins de l’empereur de Russie sur la Saxe, parce que sur ce terrain nous avions chance de rencontrer tout d’abord des auxiliaires zélés dans les petites puissances de l’Allemagne et plus tard peut-être le cabinet autrichien lui-même. Dans la pensée de M. de Talleyrand, l’affaire de la Saxe venait donc en première ligne, à cause de ses conséquences probables, tandis que pour Louis XVIII elle ne passait qu’après celle des Bourbons de Naples. Avec une perspicacité supérieure qui est le don des politiques éminens, M. de Talleyrand avait découvert le point où devait être dirigée l’attaque, et tout devait être, suivant lui, subordonné au succès de cette première manœuvre. En un mot, la situation à l’ouverture du congrès de Vienne pouvait se résumer ainsi : les puissances étrangères, divisées au fond sur la plupart des questions qu’on allait débattre, étaient avant tout animées du désir de s’entendre entre elles et de rester fortement unies contre la France. Voulant rompre à tout prix cet accord, nous avions recherché le concours de l’Angleterre; elle nous l’avait refusé. La lutte engagée, il fallait introduire le coin dans ce faisceau si compacte et si formidable. Comment s’y prit M. de Talleyrand? C’est ce que nous allons maintenant lui laisser autant que possible raconter lui-même.


III.

M. de Talleyrand était arrivé à Vienne le 23 septembre au soir, avec tout le personnel de son ambassade. Outre M. de Talleyrand,