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reur pour travailler à la régénération de leur patrie, les nouvelles espérances, le nouvel encouragement donnés à l’activité et aux cabales de ce peuple léger et inquiet, la chance de voir renaître ces débats tumultueux dans lesquels les Polonais avaient si longtemps enveloppé leur pays et les pays voisins... »

Ces velléités de résistance de la part de l’Angleterre commençaient à inquiéter Alexandre. Cependant, tant que la Prusse ne se laisserait pas entraîner, il se tenait pour certain de triompher de l’opposition avouée de M. de Talleyrand, des répugnances cachées de M. de Metternich et des objections de lord Castlereagh. Les ministres prussiens, moins résolus que lui, semblaient faillir et reculer un peu devant les clameurs poussées par tous les princes allemands. L’empereur de Russie comprit que tout allait être perdu, s’il ne faisait un nouvel effort pour lier irrévocablement le roi Guillaume de façon qu’il ne pût jamais se dégager. Laissons M. de Talleyrand raconter comment il s’y prit.


« ….. M. de Metternich et lord Castlereagh avaient persuadé au cabinet prussien de faire cause commune avec eux sur la question de la Pologne; mais l’espoir qu’ils avaient fondé sur le concours de la Prusse n’a pas été de longue durée. L’empereur de Russie, ayant engagé le roi de Prusse à venir dîner chez lui il y a quelques jours, eut avec lui une conversation dont j’ai pu savoir quelques détails par ***. Il lui rappela l’amitié qui les unissait, le prix qu’il y attachait, tout ce qu’il avait fait pour la rendre éternelle. Leur âge étant à peu près le même, il lui était doux de penser qu’ils seraient longtemps témoins du bonheur que leurs peuples devraient à leur liaison intime. Il avait toujours attaché sa gloire au rétablissement d’un royaume de Pologne. Quand il touchait à l’accomplissement de ses désirs, aurait-il la douleur d’avoir à compter parmi ceux qui s’y opposaient son ami le plus cher et le seul prince sur les sentimens duquel il eût compté? Le roi fit mille protestations, et lui jura de le soutenir dans la question polonaise. « Ce n’est pas assez, lui dit l’empereur, que vous soyez dans cette disposition, il faut encore que vos ministres s’y conforment. » Et il engagea le roi à faire appeler M. de Hardenberg. Celui-ci étant arrivé, l’empereur répéta devant lui ce qu’il avait dit et la parole que le roi lui avait donnée. M. de Hardenberg voulut faire des objections; mais, pressé par l’empereur Alexandre, qui lui demandait s’il ne voulait pas obéir aux ordres du roi, et ces ordres étant absolus, il ne lui resta qu’à promettre de les exécuter ponctuellement. Voilà tout ce que j’ai pu savoir de cette scène; mais elle doit avoir offert beaucoup de particularités que j’ignore, s’il est vrai, comme M. de Gentz me l’a assuré, que le prince de Hardenberg ait dit qu’il n’en avait jamais vu de semblable.

« Ce changement de la Prusse a fort déconcerté M. de Metternich et lord Castlereagh. Ils auraient voulu que M. de Hardenberg eût offert sa démission, et il est certain que cela aurait pu embarrasser l’empereur et le roi; mais il ne paraît pas y avoir même pensé[1] . »

  1. Lettre particulière de M. de Talleyrand au roi Louis XVIII, 11 novembre 1814.